Un événement, un fait historique a-t-il bouleversé votre vie amoureuse ? Pour Marlène, il s’agit du discours de Simone Veil, le 26 novembre 1974 à l’Assemblée nationale pour défendre le projet de loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
Qu’est-ce qui vous a tant marquée dans ce discours ?
La dignité de cette femme, devant une assemblée presque exclusivement masculine, m’a bouleversée. Ce moment fait partie de l’une des plus belles images qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie. Simone Veil représente un modèle. A mes yeux, elle est « religieuse », pas comme la Vierge Marie, ça non, mais au sens où elle est reliée à un principe spirituel, à une force de l’esprit.
Qu’est-ce que la loi Veil a changé pour vous ?
Pour moi, finalement, pas grand-chose. En 1974, j’avais 40 ans : j’avais déjà mes enfants. J’ai fait Mai 68 comme une folle, le poing levé, sur les barricades ! Sans savoir très bien où on allait, nous nous sommes battus pour la liberté. Ce qui comptait, c’était les générations suivantes, et donc l’avenir de ma fille et de mes petites-filles. Avant cela, nous étions restés au XIXe siècle ! Les femmes étaient bridées, elles n’avaient aucun droit, jamais nous ne pensions à flirter ou à coucher. Il fallait l’autorisation de son mari pour tout, c’était horrible.
Vous-même, avez-vous souffert en tant que femme avant l’autorisation de la contraception en 1967, puis de l’avortement en 1974 ?
Oui, j’ai vécu des expériences terrifiantes. Fille de Napolitains très modestes exilés en Algérie, je me suis mariée à 20 ans avec Pierre, le premier et le seul homme avec qui j’ai eu des relations sexuelles. Dans ma famille, nous n’étions pas pratiquants. Lorsqu’on avait un peu de courage, on faisait « Pâques avant les Rameaux » comme on disait à l’époque ! Franchement, si j’étais tombée enceinte avant d’être mariée, je me serais suicidée. J’y ai souvent pensé. Et même une fois mariés, faire l’amour était devenu ma hantise : j’avais trop peur de tomber enceinte. Pierre me disait qu’il se retirait, mais je n’étais pas rassurée.
Vous n’avez jamais pris la pilule ?
Si, mais j’ai vite abandonné. Elle était peut-être mal dosée, je ne sais pas, en tout cas je ne l’ai jamais supportée : vomissements, ballonnements, disparition des règles… J’ai finalement avorté deux fois, dans la clandestinité, dans le sud de la France. Quelqu’un m’avait donné l’adresse d’une femme, sûrement une pute. On l’appelait Madame Nénette. Elle disait : « Je gagne ma vie avec mon cul. Je vous aide parce que je suis une femme, donnez-moi ce que vous pouvez. »
Je m’en souviens comme si c’était hier, elle était très sympathique ! Elle a fait bouillir du fil de fer dans une casserole et utilisé de l’alcool à 90 degrés. C’était propre. J’ai gardé ce morceau de fer dans le ventre en attendant que ça saigne, ça faisait horriblement mal. Comme il ne se passait rien, je suis allée voir mon médecin généraliste. Nous parlions assez librement, mais il m’a dit : « Je ne peux rien faire. Remplis ta culotte de sang, et va à la clinique. » Il ne m’a pas touchée. Je me suis plantée devant la clinique et on a accepté de me faire un curetage qui nous a coûté les yeux de la tête. Avec Pierre, nous avons été obligés de faire un emprunt.
La deuxième fois, je suis retournée voir la même Madame Nénette. Cette fois-ci, ça aurait pu très mal tourner. J’avais des douleurs atroces. Il fallait absolument enlever ce foutu fil de fer. On est partis en catastrophe à Paris en 4 CV avec mon mari. Nous nous sommes pointés à l’hôpital américain à Neuilly. Et rebelote : curetage et emprunt. Plus tard, Pierre a été muté en Tunisie, il était officier dans l’armée de l’air française. Je suis allée le rejoindre et là je suis tombée enceinte. J’ai gardé mon bébé, Béatrice, et j’ai ensuite eu Frédéric. Heureusement, nous étions plus stables, sinon j’aurais recommencé la comédie.
Quel regard portez-vous sur cette époque, avec le recul ?
On était très jeunes, on ne se rendait pas compte des risques que l’on prenait. J’en garde un souvenir épouvantable. J’en ai presque des remords : c’est l’aspect matériel qui primait, nous voulions être en mesure de payer de bonnes études à nos enfants et de les gâter. Faute de supporter la pilule, j’avais opté pour la méthode Ogino, une vieille méthode de contraception basée sur le calcul de la période d’ovulation. Mais pour que cela « fonctionne », il fallait être réglée comme du papier à musique, et c’était loin d’être mon cas !
Parlez-vous de sexualité aujourd’hui avec vos petites-filles ?
Je parle de tout avec Elsa et Rosalie, mais je n’ai jamais raconté mes avortements. Ça me répugne. J’aime autant leur éviter ça. A toutes les jeunes femmes que je rencontre, je leur répète qu’elles peuvent nous dire merci, qu’elles ont de la chance ! Elles peuvent vivre leur sexualité comme elles l’entendent. Elles sont libres, elles ont tout en main, et je suis heureuse pour elles. D’ailleurs, j’ai davantage d’atomes crochus avec les jeunes : les vieux me minent le moral ! Plus on vieillit, plus ça passe vite. La vie ressemble à un grand toboggan que l’on dévale à tout berzingue.
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