« La politique européenne met en péril la vie des migrants »

L’Union européenne paie la Turquie et des pays africains pour retenir les migrants. Mais quel est l’impact de cette politique sur ces pays ? Un institut de recherche s’est penché sur l’envers du décor. Une interview réalisée par notre partenaire, Ouest-France

Clotilde Warin est la coauteure d’un rapport explosif publié par l’institut néerlandais Clingendael sur l’impact, en Afrique subsaharienne, de la politique européenne visant à stopper les migrants avant qu’ils n’atteignent nos frontières.

L’Union européenne paie la Turquie et des pays africains pour retenir les migrants avant qu’ils n’arrivent à ses frontières. Cette politique d’« externalisation » fonctionne-t-elle ?

D’un point de vue comptable, cela marche très bien ! Le nombre des arrivées en Italie par la Méditerranée a diminué de 84 % au premier semestre de 2018. Les dirigeants de l’UE affirment : « Les chiffres parlent pour nous, le résultat est là ».

Vous avez regardé l’envers du décor, sur les routes migratoires au Sahara. Qu’avez-vous vu ?

Des accords ont été signés avec le Soudan dès 2014, avec le Niger en 2016. Contre financement – respectivement 160 et 230 millions d’euros – ces pays mènent une politique de « frein migratoire ». Confier les clés de la fermeture de nos frontières aux pays dont les migrants sont originaires, ou aux pays par lesquels ils transitent, a des conséquences néfastes : cela ne fait que déplacer les flux, mettre les migrants en danger, accroître le pouvoir de milices et créer de l’instabilité régionale.

Vous qualifiez le Niger de « bon élève », dans la mesure où il applique à la lettre les demandes européennes. Les flux sont-ils taris ?

Prenons l’exemple d’Agadez, dans le Nord, aux portes du désert. C’est le principal point de passage vers la Libye. Le gouvernement nigérien entend stopper la mobilité des migrants sur le millier de kilomètres entre cette ville et la frontière libyenne.

Or, d’une part, il s’agissait de mobilité légale, relevant de la libre circulation entre les États de la Cedeao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest). Une mobilité comparable à celle existant au sein l’espace de Schengen en Europe. D’autre part, cette mobilité était protégée. Une fois par semaine, un convoi de véhicules escorté par l’armée nigérienne quittait Agadez vers la Libye parce qu’il s’agit de routes dangereuses où l’on peut être attaqué par des bandits.

Que se passe-t-il depuis que le transport des migrants est interdit ? Les migrants continuent évidemment de se déplacer, mais par des routes officieuses, beaucoup plus dangereuses, et se retrouvent entre les mains de trafiquants qui n’hésitent pas à les abandonner en plein désert.

Peut-on chiffrer les conséquences ?

Depuis la mise en œuvre de ces politiques, en 2016, le nombre des migrants retrouvés morts dans le désert au nord d’Agadez a explosé : 71 morts en en 2015, 95 en 2016, 427 en 2017, selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations. Et les migrants que l’on a interrogés nous disent avoir vu de nombreux cadavres sur le sable… qui ne sont pas tous comptabilisés. On parle des morts en Méditerranée, on oublie souvent ces morts dans le Sahara. La politique européenne met en péril la vie de migrants.

En quoi cela fragilise-t-il un État comme le Niger ?

Cette politique de « frein migratoire » a conduit Niamey à adopter une loi anti-immigration sans véritable base juridique, et qui met en péril l’unité du pays. Les deux grandes communautés d’Agadez, les Toubous et les Touaregs, vivaient du transport – hier légal — de migrants. Aujourd’hui, on confisque leurs véhicules, on les emprisonne.

La grogne est forte et cela décrédibilise le pouvoir, dans un État qui avait retrouvé son unité et réussi sa transition démocratique avec l’élection en 2011 de Mahamadou Issoufou. Cette politique migratoire rend aussi de plus en plus impopulaires, sur place, des militaires européens déployés dans le cadre de l’opération antiterroriste Barkhane.

La coopération avec le Soudan apparaît autrement plus scandaleuse…

Ce pays est dirigé depuis près de 30 ans par Omar el-Béchir, un dirigeant autoritaire inculpé de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide au Darfour par la Cour pénale internationale… Et pourtant, il est devenu un partenaire fréquentable pour l’Union européenne.

Pour stopper les migrants, Béchir a dépêché ses Forces de soutien rapide (FSR), des milices gouvernementales qui ne sont autres que les janjaweed, ces milices arabes responsables des exactions contre les populations du Darfour.

Leur commandant, Hemmeti, se targue d’arrêter des milliers de migrants. Nos recherches ont prouvé que les FSR en arrêtent certes quelques centaines, mais qu’elles sont surtout devenues des passeurs, qui rançonnent les migrants et les revendent aux trafiquants libyens.

Cette « milicianisation » est la grande découverte de notre enquête. Elle pose de graves questions sur le choix politique qu’a fait l’Union européenne. L’UE contribue indirectement à renforcer le pouvoir des milices.

Quelles sont les conséquences pour les migrants ?

Que ce soit pour les migrants de la Corne de l’Afrique (Somalie, Érythrée…) ou de l’Afrique de l’Ouest (Cameroun, Guinée, Côte d’Ivoire…), cela rend leur trajet plus long, plus cher, plus dangereux. Lorsque ces migrants prennent la route, ils sont confrontés sur leur chemin à de multiples check points tenus par des armées, des milices ou des bandits. À chaque étape, ils sont rançonnés et doivent trouver de l’argent. Quand ils parviennent en Libye, ils se retrouvent souvent aux mains de trafiquants qui les torturent tout en appelant leur famille au téléphone pour obtenir une rançon.

Je prends l’exemple d’un demandeur d’asile érythréen que j’ai longuement rencontré, sa dette envers sa propre famille était de 13 000 dollars à son arrivée en France. La famille, quand elle entend le migrant hurler sous la torture, envoie de l’argent, quitte à s’endetter. La mère couturière d’un migrant vend sa machine à coudre, puis la vache qu’elle avait… Ce sont des dettes terribles pour les familles en Afrique.

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