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En Tunisie, le vrai faux divorce du président Essebsi avec les islamistes

Le chef de l’Etat a annoncé sa « séparation » d’avec Ennahda après trois ans d’alliance. Mais une rupture peut en cacher une autre.

Par  (Tunis, correspondant)

Publié le 25 septembre 2018 à 19h11, modifié le 26 septembre 2018 à 16h33

Temps de Lecture 6 min.

Le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, et le dirigeant du parti Ennahda, Rached Ghannouchi, en juillet 2016 au palais de Carthage, près de Tunis.

C’est un divorce personnel à défaut d’être une fracture politique. Le chef de l’Etat tunisien, Béji Caïd Essebsi, a annoncé, lundi 24 septembre, dans un entretien à la chaîne El-Hiwar Ettounsi sa « séparation » d’avec Ennahda, le parti issu de la matrice islamiste avec lequel il avait noué en 2015 une alliance qui avait restabilisé le paysage politique après les turbulences post-2011.

L’annonce est importante. Héritier de Habib Bourguiba, le « père de la nation », Béji Caïd Essebsi incarne la continuité de l’Etat et notamment de son inspiration « moderniste » qui avait façonné, depuis l’indépendance de 1956, la singularité de la trajectoire tunisienne dans le monde arabo-musulman. La réconciliation en 2015 entre le parti qu’il a fondé, Nidaa Tounès, et les islamistes d’Ennahda avait grandement contribué à désamorcer la montée de la violence dont la Tunisie avait connu les prémices dans les années 2012-2013. Une ère se clôt ainsi, celle d’une connivence personnelle entre M. Essebsi et Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahda. La complicité entre les « deux cheikhs » – comme les appellent les Tunisiens – avait entraîné dans son sillage une coopération relativement harmonieuse entre leurs formations.

Leur « séparation » ne signifie pas pour autant la rupture de l’alliance entre les familles « moderniste » et islamo-conservatrice en Tunisie. Car le parti présidentiel, plongé dans une crise interne, est en train d’imploser. Sur ses bases historiques émerge une force en plein essor, centrée autour du chef de gouvernement, lui-même issu de Nidaa Tounès, Youssef Chahed. Tout indique que la relation de travail entre ce dernier et Ennahda, déjà bien établie au sein d’un gouvernement de coalition, se poursuivra. L’impact de l’annonce du chef de l’Etat sera donc limité.

Epreuve de force

En fait, la vraie bataille en cours secoue moins les relations entre les deux courants de pensée que les équilibres internes à la famille politique du chef de l’Etat. Entre Béji Caïd Essebsi et Youssef Chahed, c’est la guerre froide. Là est le vrai divorce. Le président tunisien n’a guère goûté la résistance que lui a opposée son ancien protégé, dont il avait parrainé la nomination il y a deux ans à la tête du gouvernement. Dans cette épreuve de force, M. Chahed peut d’ores et déjà compter sur une quarantaine de députés, en majorité des dissidents ayant quitté Nidaa Tounès après la conquête de sa direction en 2016 par Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l’Etat.

Le président Béji Caïd Essebsi et le chef de gouvernement, Youssef Chahed, avant le premier conseil des ministres de ce dernier, en août 2016.

Toutefois, le facteur décisif de la survie au pouvoir du chef de gouvernement réside surtout dans l’attitude d’Ennahda, qui dispose du premier groupe parlementaire avec 69 députés et se trouve ainsi paradoxalement propulsé au rang d’arbitre de la crise interne de Nidaa Tounès. Au nom de la « stabilité politique » de la Tunisie, le parti islamo-conservateur de Rached Ghannouchi s’était jusqu’alors opposé au départ de M. Chahed que réclamait la direction de Nidaa Tounès avec l’aval discret du chef de l’Etat. Depuis sa victoire aux élections municipales du printemps, qui l’a consacré premier parti en Tunisie, il tient désormais ouvertement tête au président de la République, une résistance nouvelle qui contraste avec la loyauté, confinant parfois au suivisme, manifestée ces trois dernières années.

En quête de respectabilité après les errements de son passage au pouvoir en 2012 et 2013, années marquées par la montée de la violence salafiste, Ennahda avait en effet tablé sur une réconciliation avec ses anciens adversaires du camp « moderniste », dont beaucoup – à l’instar du chef de l’Etat lui-même – sont issus de l’ancien régime. La fragmentation de Nidaa Tounès, précipitée par l’arrivée à sa tête du fils du président, a néanmoins conduit Ennahda à revoir sa relation avec Béji Caïd Essebsi. Au sein du parti islamiste, qui se définit désormais comme « démocrate musulman », la tentation est vive de changer de pied et de sceller une alliance avec Youssef Chahed, alternative potentielle au clan Essebsi au sein de la même famille « moderniste ».

« Baby-sitter le fils Essebsi »

L’idéologie tient ici moins de place que le choc des ambitions personnelles. Le tournant a été la conquête, au début de 2016, de l’appareil de Nidaa Tounès par Hafedh Caïd Essebsi, qui a réveillé le syndrome d’une succession dynastique que la plupart des Tunisiens pensaient appartenir à un passé révolu. « C’est la volonté du président Essebsi d’imposer son fils à la tête du parti qui a provoqué sa dislocation », assure Moncef Sellami, député dissident de la formation, qui a rallié le camp favorable à M. Chahed.

Au printemps 2017, les tensions se sont exacerbées quand M. Chahed, jeune chef de gouvernement (41 ans) au passé de technocrate méconnu du grand public, a résisté ouvertement aux pressions exercées sur l’appareil d’Etat par Hafedh Caïd Essebsi et par son équipe de la direction de Nidaa Tounès. « On ne pouvait pas dépenser toute notre énergie à “baby-sitter” le fils Essebsi », soupire un proche du chef du gouvernement.

Dans la partie de bras de fer qui s’est alors esquissée, M. Chahed a joué sur la popularité que lui a value sa campagne contre la corruption. L’arrestation de l’homme d’affaires Chafiq Jarraya, l’un des barons de l’économie informelle et un proche de la faction de Hafedh Caïd Essebsi, porte à son paroxysme le schisme au sein du parti au pouvoir.

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Au fil des mois, il est devenu évident aux yeux des observateurs que M. Chahed nourrissait désormais les plus hautes ambitions. Songe-t-il à se présenter à la présidentielle de 2019 ? Selon ses proches, il a en fait pris toute la mesure du pouvoir que lui confère sa fonction de chef de gouvernement en vertu de la Constitution de 2014, d’inspiration parlementaire. Parfois contre le vœu du président, il impose ses nominations et ses limogeages de ministres.

« Faiseur de roi »

Entre la Kasbah, siège du gouvernement, au centre de Tunis, et Carthage, commune au nord de la capitale où est situé le palais présidentiel, « le vrai pouvoir est à la Kasbah », affirme l’un de ses fidèles. Dès lors, un scénario gagne en crédibilité : plutôt que de viser la présidence, M. Chahed chercherait à se maintenir à la tête du gouvernement – ou à y retourner s’il devait en être écarté entre-temps – à l’issue du scrutin législatif de 2019, qui pourrait consacrer une nouvelle configuration parlementaire. « Rester à la Kasbah, c’est gouverner réellement tout en étant faiseur de roi à Carthage », glisse un membre de son entourage.

Mais ses rivaux feront tout pour lui barrer la route. C’est que M. Chahed n’est plus autant perçu comme le « chevalier blanc » que lorsqu’il a déclenché, au printemps 2017, sa campagne contre la corruption. Des doutes sur ses motivations réelles commencent à en brouiller la perception. « Il élimine ses rivaux, réels ou imaginaires, avec des dossiers dont certains se révèlent vides après coup », grince une personnalité dont la carrière politique a ainsi été prématurément interrompue. « Il fait régner la peur en exerçant des pressions sur des hommes d’affaires pour qu’ils le rejoignent, dénonce Ridha Belhaj, un proche de la direction de Nidaa Tounès. Il y a un vrai danger pour la transition démocratique. »

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Dans la bataille en cours, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) est aussi courtisée qu’Ennahda pour faire basculer l’équilibre entre les deux factions de Nidaa Tounès. Si le parti islamo-conservateur parie plutôt sur M. Chahed, la centrale syndicale redoute les réformes économiques – en particulier la réduction des déficits publics – que le chef de gouvernement dit vouloir entreprendre sur les recommandations appuyées des bailleurs de fonds internationaux, notamment du Fonds monétaire international (FMI). Et Nidaa Tounès soutient ouvertement l’humeur frondeuse de l’UGTT. La rentrée sociale qui, en Tunisie, se déroule toujours en décembre et en janvier, s’annonce chaude. Fait impensable il y a encore quelques mois, la faction anti-Chahed au sein de Nidaa Tounès se réjouit en coulisse de la perspective d’une fronde sociale. L’atmosphère est électrique en Tunisie.

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