Alessandro, secouriste à bord de l’“Aquarius’ : “En Méditerranée il n’y a plus de règles, seulement des mensonges”

Au large de Malte, l’“Aquarius” attend de pouvoir transférer cinquante-huit migrants aux autorités maltaises avant de faire route vers Marseille. Sur le point de perdre son pavillon panaméen, le navire de SOS Méditerranée et MSF devra alors négocier afin de poursuivre sa mission de sauvetage. En deux ans et demi, il a pourtant sauvé près de trente mille vies.

Par Juliette Bénabent

Publié le 28 septembre 2018 à 19h35

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h15

Agé de 38 ans, Alessandro est un secouriste de la Croix-Rouge italienne qui vit à Sienne. Il y a un an, il a rejoint l’Aquarius, où il effectue actuellement sa quatrième mission.

Pourquoi vous être embarqué sur l’Aquarius, et quel est votre rôle ?
Après des années passées à travailler dans l’urgence sanitaire, j’ai compris que la grande urgence de notre époque est en mer, aux confins méridionaux de l’Europe : la Méditerranée et ses dix morts par jour. En ce moment, je suis en charge de l’un des trois canots de sauvetage de l’Aquarius, je coordonne l’équipe de secours. Nous sommes cinq sur mon canot : Dragos (ingénieur, journaliste et officier de marine), Jeremie (mathématicien et pilote), Maud (photographe), Ben (médiateur culturel) et moi. Dragos et moi avons souvent participé à des sauvetages difficiles, de nuit, avec des morts et des disparus…

Jusqu’à cet été, notre mission était difficile et dangereuse. Maintenant, elle est difficile, dangereuse, et entravée par la politique. Nous sommes équipés et formés pour affronter les périls de la mer. Mais nous avons compris, cet été, que les plus grands dangers sont causés par l’égoïsme de l’Europe, qui a confié à la Libye le contrôle de ses frontières maritimes. Depuis juillet, nos secours ne sont en effet plus coordonnés par l’Italie mais par la Libye, qui dissimule ses activités policières derrière une façade de sauvetage. J’ai personnellement été témoin de refoulements de migrants de la part des Libyens [une pratique illégale appelée push-back, ndlr], qui nous ont empêchés d’intervenir, en violation de la Convention de Genève. En outre, les Etats européens décident désormais au coup par coup – et sous les feux des médias – du destin de cinquante ou cent personnes à débarquer, ce qui rend les secours plus longs que par le passé. Il n’y a plus de règles, seulement des exceptions, et beaucoup de mensonges.

Quelle est l’ambiance à bord du bateau ?
Le sentiment prédominant parmi les sauveteurs est la frustration d’être le seul bateau spécifiquement équipé en Méditerranée centrale, et de ne pas pouvoir travailler. Nous avons derrière nous des centaines d’heures de formation et d’expérience, et nous sommes quasiment à l’arrêt. Tout ce que nous faisons – ou ne faisons pas – sert désormais d’argument politique dans des batailles qui ne sont pas les nôtres. C’est comme avancer dans un cul-de-sac… Heureusement, au sein de l’équipage, nous prenons soin les uns des autres et l’atmosphère est toujours celle positive et enthousiaste des débuts. Nous percevons la fatigue, l’angoisse des personnes que nous secourons, qui sont en mer depuis des jours. Au-delà des barrières de langue, nous tentons de leur donner des informations sur ce qui se passe à bord et à terre. Nous leur témoignons notre attention à travers de petites choses : jouer avec les enfants, blaguer avec les hommes quand ils se rasent… Nous n’avons secouru que cinquante-huit personnes au cours de cette mission, et ce nombre peu élevé permet d’établir de vrais contacts, pas seulement superficiels. Personnellement, je me sens vraiment fatigué, mais aussi déterminé à résister contre une nouvelle xénophobie européenne…

“Des politiques vont jusqu’à nous accuser de complicité avec les passeurs”

Pourquoi selon vous l’Aquarius est-il toujours en action, quand tous les autres bateaux d’ONG ont été contraints de s’arrêter ?
L’Aquarius effectue une mission structurée de recherche et de sauvetage. Sans nous, en Méditerranée aujourd’hui, le sauvetage ne serait qu’occasionnel, et soumis à des personnes non compétentes (les gardes-côtes libyens ou des navires marchands non équipés). Un aspect de notre mission est de témoigner de ce qui se passe au milieu de la mer, avec des journalistes et des photographes qui peuvent raconter à l’Europe une réalité qui sinon demeure inaccessible, invisible. Ce récit, fondamental pour l’exercice démocratique, cessera si on nous retire la possibilité de naviguer.

Aujourd’hui, la plupart des bateaux qui travaillaient comme nous ont été arrêtés à la suite d’enquêtes administratives ou judiciaires, séquestrés ou bloqués sans réel motif par les autorités maltaises ou italiennes. L’autre ONG survivante est l’espagnole Open Arms, dont le bateau s’est déplacé pour patrouliller entre le Maroc et l’Espagne. L’Aquarius, lui, a survécu non seulement grâce à ses mérites, mais sans doute aussi grâce à une attitude toujours correcte et respectueuse des normes, règles et acteurs en jeu. Nous avons été mieux tolérés que les autres ONG car nous avons été moins activistes et agressifs, nous voulions préserver le mécanisme du secours, coûte que coûte. Mais aujourd’hui, nous sommes revenus au Far West, tout est remis en cause, et l’Aquarius est lui aussi attaqué de manière scandaleuse : des politiques vont jusqu’à nous accuser de complicité avec les passeurs.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus