Menu
Libération
Profil

Entre Mossoul et Kirkouk, Sara Shwany raconte l’Irak miné

Pour son rendez-vous annuel autour de la pyramide des chaussures, samedi place de la République à Paris, Handicap International a invité une femme qui alerte et forme les populations locales à identifier et éviter les engins explosifs.
par Hala Kodmani
publié le 28 septembre 2018 à 19h56
(mis à jour le 28 septembre 2018 à 20h16)

Des armoires piégées, des fours, des réfrigérateurs, des casseroles, et même un exemplaire du Coran bourré d'explosifs. Sara Shwany énumère, répète et cite chaque fois un autre objet improbable découvert dans les maisons des villes d'Irak qui ont été sous le contrôle de l'Etat islamique. «Cela fait plus d'un an que la "libération" du joug de Daech a été proclamée par le Premier ministre. Mais le véritable combat ne fait que commencer», lance la jeune Irakienne, qui livre cette bataille au quotidien.

Défigurés

Responsable de l’«éducation aux risques» pour l’ONG Handicap International en Irak, Sara Shwany, 28 ans, a été confrontée dès l’enfance aux terrains minés. Elle avait 3 ans quand, clandestinement, elle a dû fuir Bagdad (où elle est née) avec ses parents et ses trois frères, pour se réfugier au Kurdistan. La région, dans le nord de l’Irak, venait de gagner son autonomie quand le reste du pays subissait à la fois la dictature de Saddam Hussein et les sanctions internationales imposées à ce régime sanguinaire.

Fille d'une mère arabe et d'un père kurde pourchassé pour son engagement avec les peshmergas, Sara a donc fui avec sa famille pour se rendre à Souleimaniye. «"Marche dans mes pas", me répétait sans cesse mon père, qui suivait lui-même un guide pendant que nous avancions en pleine campagne. J'obéissais sans me poser de question. C'est bien plus tard que j'ai compris que nous avions parcouru un véritable champ de mines», raconte la jeune femme.

Sara Shwany revit ses souvenirs de fillette avec les familles et les enfants auprès desquels elle intervient aujourd’hui pour, à son tour, les mettre en garde contre les dangers des mines et des explosifs. Mais elle constate souvent que le mal est déjà fait parmi les nombreux civils, défigurés ou amputés. Les camps de déplacés dans la province de Kirkouk (dans le nord-est de l’Irak), où Sara s’active la plupart du temps, abritent les populations ayant fui lors de l’offensive menée par les forces irakiennes appuyées par la coalition internationale pour chasser l’Etat islamique. Des centaines de milliers d’habitants des zones qui étaient sous le contrôle des jihadistes attendent désormais de pouvoir rentrer chez eux.

Mais ce n'est pas pour tout de suite, avance Sara : «Il y a quelques semaines, une famille de cinq personnes a tenté d'entrer dans sa maison à Mossoul. Mais en poussant la porte d'entrée, une explosion géante les a tous tués.» Elle décrit un paysage d'apocalypse dans la deuxième ville d'Irak, qui comptait jadis de près de 3 millions d'habitants et qui a connu, pendant près d'un an, des batailles dévastatrices.

«Sicrap»

«Aujourd'hui encore, dès qu'on pénètre dans l'ouest de Mossoul, on est saisi par l'odeur des cadavres, raconte-t-elle. Le déblaiement des ruines n'a pas toujours été réalisé dans la plus grande partie de la ville, où les combats les plus féroces se sont déroulés.» Il y a les explosifs disséminés partout par Daech, mais aussi les restes de projectiles dangereux de l'aviation et de l'artillerie des forces irakiennes et internationales qui attaquaient la localité : des milliers de «sicraps», comme Sara Shwany prononce (explosive scrap, le terme technique désignant des blocs métalliques rouillés et contaminés formés par les obus ou différentes armes).

La voix de Sara se brise et ses grands yeux noirs s'embuent quand elle évoque le sort de «la cité historique magnifique», que les jihadistes avaient choisie comme capitale irakienne pendant trois ans : «Les habitants de Mossoul, que je vois tous les jours, sont si profondément traumatisés par ce qu'ils ont vécu, et perdu, qu'ils connaissent un vieillissement précoce. Le jeune de 15 ans en paraît deux fois plus.»

L’Irak est le pays le plus contaminé au monde par les mines et les explosifs, selon Handicap International. L’ONG intervient aux côtés d’autres organisations, en priorité pour protéger les populations exposées et contribuer aux actions de déminage.

Autorité

Un numéro vert a été mis en place pour que les gens puissent signaler tout engin explosif qu'ils rencontrent, ou dont ils soupçonnent la présence. «La police arrive sur un site après un signalement pour éloigner les gens, mais elle n'a pas les moyens de détruire l'objet suspect ni le matériel nécessaire pour déminer le terrain», explique Sara. Une autorité centrale du déminage a bien été mise en place par le gouvernement de Bagdad afin de superviser toutes les actions, y compris celles des ONG.

Mais comme bien d'autres structures gouvernementales irakiennes, elle s'avère défaillante. Et puis, «le phénoménal volume des destructions est impossible à gérer, observe Sara. Les explosifs sont partout, l'eau est contaminée. Tout ce qu'on peut faire pour le moment, c'est tenter de protéger la vie des gens.»

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique