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A Rennes, une collection unique de bactéries pour conserver le patrimoine alimentaire

« La biodiversité, c’est aussi les bactéries. » Depuis 2005, un laboratoire de Rennes conserve les micro-organismes qui contribuent à notre gastronomie.

Par  (Rennes, envoyée spéciale)

Publié le 29 septembre 2018 à 06h37, modifié le 01 octobre 2018 à 07h56

Temps de Lecture 9 min.

Chaque échantillon prélevé pour la collection est scellé par la flamme au sein même du laboratoire rennais.

Comme dans toute banque, le coffre-fort est dur à atteindre. D’abord, deux épaisses portes métalliques, que seuls quelques badges autorisés peuvent ouvrir. Puis, une alarme. Enfin, une pièce bétonnée de moins de dix mètres carrés. « C’est l’avantage de notre trésor, il prend peu de place », sourit Florence Valence-Bertel, responsable du Centre international de ressources microbiennes (CIRM) de Rennes (Ille-et-Vilaine). Trois volumineux congélateurs trônent tout de même dans l’espace réduit. Là vivent à − 80 °C quelque 4 000 souches de bactéries d’intérêt alimentaire (BIA).

A l’heure où certains crient à la perte du patrimoine alimentaire français, Florence Valence-Bertel et son équipe, installée au sein de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), veillent au grain. « La biodiversité, ce n’est pas que le zèbre et le lion, c’est aussi les bactéries », souligne cette docteure en microbiologie, en manipulant avec la plus grande précaution les fragiles éprouvettes de verre, dont certaines datent de cinquante ans. Devant les paillasses, ils sont six ce matin-là – dont plusieurs doctorants étrangers – à cultiver streptocoques, lactobacilles et bifidobactéries pour étoffer la collection.

Depuis 2005, ce laboratoire unique en France conserve les micro-organismes qui assurent la typicité de notre alimentation, notamment dans les quelque 5 000 produits fermentés qui constituent 30 % de notre régime. Car si les bactéries peuvent s’avérer de mortelles ennemies, elles sont aussi vertueuses pour la gastronomie. On leur doit tout autant la couleur de notre saucisson, le moelleux d’un pain de campagne ou l’amertume d’une bière d’abbaye. Surtout, « dans un pays comme la France, on a un terrain de jeu énorme avec les produits laitiers et le fromage », souligne Florence Valence-Bertel.

Uniformisation des goûts

D’autant que l’urgence à préserver ce patrimoine se fait de plus en plus pressante. « C’est le camembert qu’on assassine », écrivait ainsi au printemps dans Libération un collectif de grands chefs étoilés, dénonçant l’industrialisation à marche forcée de la plus célèbre des pâtes molles.

Des alertes qui ont commencé dans les années 1980, à mesure que le lait perdait en qualité. Quand on comptait alors environ 10 000 bactéries par millilitres, il n’y en avait plus que 1 000 en moyenne en 2010. Surtout, les producteurs industriels utilisent aujourd’hui moins de 100 souches bactériennes pour constituer tous les produits laitiers consommés dans le monde. Difficile avec ces seuls outils de maintenir la diversité gustative dont se targue le pays des 400 fromages.

Aujourd’hui, moins de 10 % des fromages consommés sont au lait cru

« Avant, une ferme A n’avait évidemment pas le même fromage qu’une ferme B », analyse Yves Le Loir, directeur de l’unité science et technologie du lait et de l’œuf à Rennes. Mais au sortir de la guerre, le pays a besoin de quantité plus que de typicité. La production augmente dans un souci permanent de réduire les coûts et d’accroître la sécurité alimentaire. La pasteurisation, ce procédé de conservation par chauffage qui tue une large partie des bactéries alimentaires – pathogènes comme positives –, s’impose. Aujourd’hui, moins de 10 % des fromages consommés sont au lait cru.

Tous les échantillons sont conservés dans un des congélateurs rennais, mais aussi dans un autre laboratoire, afin d'éviter la disparition totale de la collection en cas de problème technique ou d'incendie.

Dès lors, une uniformisation des goûts se met en place. « Le consommateur veut que, d’une semaine sur l’autre, le goût de son camembert soit le même », rappelle Yves Le Loir. Fini la saisonnalité des fromages. Dans les supermarchés, tout est mis sous emballage par mesure d’hygiène.

Mais les modes de consommation évoluent vite. « Depuis une dizaine d’années, on observe à nouveau une demande sociétale vers plus de naturalité », souligne Florence Valence-Bertel, dont le travail n’en devient que plus précieux :

« Les producteurs viennent chercher chez nous des outils pour retrouver du goût, tout en garantissant une parfaite innocuité sanitaire. »

« Matière vivante »

Mais comment s’assurer de retrouver la saveur authentique d’un produit ? A la manière d’enquêteurs organoleptiques, les chercheurs tentent de plus en plus de retrouver le chemin gustatif vers des fromages en déclin, voire oubliés.

Depuis plusieurs mois, l’équipe travaille ainsi avec la région Bretagne pour relancer la production du gwell, un fromage local issu du lait de la vache pie noir, elle-même en voie de disparition.

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Autour de la table, une trentaine de producteurs, transformateurs, chercheurs, ainsi qu’un sociologue. « On a commencé par une question simple : c’est quoi le gwell typique ? », se souvient Florence Valence-Bertel. La réponse, elle, ne l’était pas : « Tous avaient une idée différente : “Ça pétille sur la langue”, “C’est crémeux et beurré”, “Ça a un goût de ferme” ». « Un fromage, c’est une matière vivante, son goût dépend autant du milieu dans lequel il est créé que du palais qui le goûte, rappelle Yves Le Loir. C’est comme dire que deux humains sont identiques, ce n’est pas possible. »

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Avec les indices récoltés au fil des entretiens, les chercheurs ont trouvé des pistes bactériologiques. Et les producteurs, parfois sur la défensive du fait des dépendances économiques entre les industriels et l’INRA, ont adhéré au processus, toujours en cours.

Collection de travail présentée par Florence Valence-Bertel.

Un travail patrimonial qui a un coût important – entre 600 et 1 000 euros la mise en collection en fonction du mode de conservation choisi. Et qui, surtout, « n’a de sens que si on éduque les gens », prévient Sophie Roussel, co-coordinatrice du CIRM. Elle-même n’avait jamais goûté le gwell auparavant, et a « détesté, la première fois ». Ce n’est qu’au fur et à mesure des tests qu’elle a fini par en apprécier le goût, dit celle qui déplore un « fossé culturel et social » qui s’est creusé entre consommateurs.

Car la logique de standardisation a contribué à éloigner les Français de leur propre alimentation. En 2017, au Salon de l’agriculture, l’institut avait installé sur son stand un microscope pour observer les micro-organismes contenus dans un yaourt – environ dix milliards par pot. « On a entendu toute la journée “C’est dégueulasse, c’est vivant, je ne mangerai plus jamais ça”, se souvient Yves Le Loir. La connaissance des produits, et donc du goût, a été perdue en chemin. Il faut oser, acheter des choses dont on n’a pas l’habitude. L’avenir de notre gastronomie passe par la conscience de sa richesse. »

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