« Il y a cette idée que vous pouvez profiter du travail des femmes sans avoir à les payer »

Pour la Nigériane Hafsat Abiola, nouvelle présidente de Women in Africa Initiative (WIA), les femmes sont « la plus grande ressource inexploitée du continent ».

« Il y a cette idée que vous pouvez profiter du travail des femmes sans avoir à les payer »

À 44 ans, Hafsat Abiola est déjà une militante de longue date. Impliquée depuis vingt ans dans des organisations internationales, désignée conseillère fondatrice du « Conseil pour l’avenir du monde  » en 2006, présidente de Kudirat Initiative for Democracy (Kind) qui promeut la démocratie au Nigéria, elle était engagée en politique, au sein de l’État d’Ogun, dans le sud-ouest du pays, dont elle était conseillère du gouverneur avant sa nomination en juin 2018 comme nouvelle présidente de Women in Africa Initiative (WIA). Au Nigéria, son nom est célèbre car son père Moshood Abiola, ou « MKO Abiola », avait largement remporté l’élection présidentielle de 1993 avant d’être emprisonné à la suite du coup d’État. Sa mère est assassinée en 1996 lors d’une manifestation pour la libération de son mari, et ce dernier décède en détention. 

Diplômée de la Phillips Academy et du Harvard College, Hafsat Abiola se retrouve aujourd’hui à la tête d’une organisation défendant une nouvelle grande cause, celle des femmes du continent. Fondée en 2016 par la Française Aude de Thuin, l’organisation WIA Initiative vise à promouvoir via sa plateforme digitale de développement économique et d’accompagnement des femmes africaines leaders et à haut potentiel, l’entreprenariat féminin en Afrique. En amont du sommet qui se tient à Marrakech les 27 et 28 septembre, nous avons exploré avec Hafsat Abiola le futur du continent.
 

Usbek & Rica : Au moment de votre nomination, vous avez assuré que les femmes étaient « la plus grande ressource inexploitée du continent africain ». Pourquoi le sont-elles ?

Hafsat Abiola : Les femmes font tant, en Afrique… Mais elles le font sans beaucoup de soutien. Ce sont elles qui font le travail agricole. Elles assurent 60% de la production alimentaire africaine. Dans certains pays comme le Ghana, cette proportion monte à 80%. En matière de commerce, les femmes sont très impliquées aussi, mais quand vous regardez l’accès au crédit, elles sont très peu présentes. En agriculture, les femmes ont 12% des prêts agricoles. Vous voyez le fossé : elles assurent 60% de la production alimentaire mais elles n’ont que 12% des prêts. Et c’est la même chose dans tous les domaines : les gens prennent les femmes pour acquis. Ce n’est pas qu’en Afrique, c’est partout dans le monde. Mais en Afrique, où 150 à 200 million de personnes ont faim, vous pouvez voir ce qu’il y a de mauvais à ne pas soutenir activement ceux qui produisent. Aujourd’hui, nous ne soutenons pas les personnes qui investissent le plus dans les familles, à savoir les femmes, les mères. Les femmes investissent 70% de leur revenu pour la famille, les hommes aux alentours de 30%. Si les femmes avaient davantage, elles feraient davantage. Si on décide que le développement du capital humain est central pour sortir l’Afrique de la pauvreté, alors investissons dans les femmes. On ne le fait pas, à cause de la culture, de la tradition, de l’histoire et du patriarcat. Il y a cette idée que vous pouvez profiter du travail des femmes sans avoir à payer pour cela. Que les femmes n’ont pas à être récompensées. C’est faux.

 

C’est-à-dire ? Avez-vous des exemples précis en tête ?

Beaucoup de femmes partent du Nigéria pour aller en Italie. Elles viennent pour la plupart de l’État d’Edo et y vont pour la prostitution (Plus de 5 000 Nigérianes sont arrivées en Italie en 2015, « et la grande majorité d’entre elles était destinée à l’exploitation sexuelle », selon l’OIM, ndlr). Les médias européens n’en parlent que maintenant, mais la situation dure depuis plus de quinze ans. Si vous pouviez voir ce que ces femmes font pour leur communauté, vous pleureriez. Elles installent l’eau, elles financent des écoles, elles font tellement pour les familles… Et quand elles rentrent chez elles, souvent malades, c’est pour mourir. Elles sacrifient leur vie pour leur famille, pour que la vie soit meilleure pour d’autres. C’est un exemple extrême, mais cela correspond à l’histoire globale des femmes en Afrique.

Avec Women in Africa Initiative, nous voulons dire : élevons les femmes, traitons-les comme des êtres humains, ne les prenons pas pour acquis, célébrons-les, investissons en elles, développons leurs compétences, dirigeons les ressources pour permettre tout cela. Vous savez, je suis Africaine, j’ai 44 ans et j’ai toujours espéré l’ascension de l’Afrique. Or cela n’arrivera jamais si on ne change pas la façon dont nous impliquons les femmes en Afrique. Parce que l’énergie la plus altruiste, la plus généreuse, est en elles. Prenons l’exemple de la démographie, le nombre élevé d’enfants dont a parlé Emmanuel Macron (interrogé sur le développement de l’Afrique au G20, il a ciblé les « 7 à 8 enfants » des femmes africaines comme un problème « civilisationnel », ndlr). La vérité, c’est que dès que l’on investit dans l’éducation des femmes, elles ont moins d’enfants. Elles savent comment aller à un centre médical, où elles apprennent sur les contraceptifs, et en utilisent. À travers le travail de notre organisation, nous disons : travaillez avec nous pour que nous puissions changer l’histoire.

©WIA Initiative. 

 

« Comment on combat le patriarcat ? Avec la sororité »

Quelles sont les résistances les plus fortes à cette montée en puissance ? Les réseaux de femmes qui existent déjà en Afrique peuvent-ils suffire ?

Il y a cette phrase qui dit que « derrière chaque grand homme, il y a une femme ». Avec Women In Africa Initiative, nous pensons que derrière chaque grande femme, il y a une femme. Comment on combat le patriarcat ? Avec la sororité. Certains hommes ne nous soutiennent pas, sont troublés, pensent qu’il faut « défendre notre tradition, notre culture ». Il faut faire une distinction entre ce qui relève de la culture et ce qui relève du crime : les mutilations génitales, le refus de l’éducation des filles ou les mariages de petites filles avec des hommes qui sont trois fois plus vieux qu’elles sont des crimes. Il faut prendre une position très claire à ce sujet : ces crimes sont impardonnables, et cela doit changer, que cela soit considéré comme appartenant à la culture ou non. La culture survivra, elle a toujours changé. Changeons-la au nom des femmes et des filles. Il suffit de voir combien elle a évolué depuis les années 1960, au moment de l’Indépendance vis à vis des pays européens, ou au cours des quinze dernières années, avec la téléphonie mobile. Personne ne résiste aux changements qui leur profitent. Les gens s’opposent aux changements que nous proposons parce qu’ils pensent qu’ils devront renoncer à leurs privilèges, ce qui est vrai, mais ce qu’ils gagneront, pour le compte de la société toute entière, devrait convaincre toute personne raisonnable de sacrifier ses privilèges actuels. Aucune société ne peut progresser pendant qu’une moitié est tenue en retrait.

« La mortalité maternelle est une tragédie. Mais beaucoup d’hommes ne veulent pas mettre fin à ça parce qu’ils veulent pouvoir, à 50 ou 60 ans, prendre pour femme une petite fille »

Les endroits les plus pauvres de n’importe quel pays africain sont ceux où les femmes et les filles ne sont pas éduquées. Dans la partie nord du Nigéria, seules 10% des filles vont au lycée. C’est aussi l’endroit du Nigéria où il y a le plus fort taux de mortalité maternelle : il est de 1 549 femmes pour 100 000 naissances. Les filles se marient à 13 ans, ont un enfant un an plus tard, alors que leurs corps ne sont pas prêts. Et, si jeunes, elles n’osent pas aller dans les centres parce qu’elles ne savent pas parler anglais, donc elles ont des accouchements traditionnels. C’est une tragédie. Mais beaucoup d’hommes ne veulent pas mettre fin à ça, parce qu’ils veulent pouvoir à 50 ou 60 ans, prendre pour femme une petite fille. Il faut criminaliser ça. Et être assez courageux pour le faire. Au nom de ces petites filles. Elles meurent depuis des décennies, et continueront de mourir si on n’arrête pas ça.  

Chez Women In Africa Initiative, nous avons de la chance parce que nous réunissons des femmes qui sont dans des ministères, des PDG de banques, des femmes haut placées dans tous les domaines mais aussi cette nouvelle génération de jeunes femmes innovantes qui transforment le continent. Nous sommes une plateforme de privilégiées. Mais sur un continent comme l’Afrique, si vous voulez une plateforme comme ça, il faut s’attaquer aux grands problèmes. Ca ne peut pas être une plateforme d’autocongratulation où nous ne faisons que nous réunir et parler : ce serait une perte de temps pour tout le monde. Ce serait un abus de privilèges. 

Avec WIA initiative nous catalysons les idées, les énergies et les moyens d’action, nous révélons et soutenons les talents, nous éditons des contenus inspirants et utiles sur les thématique des femmes, de l’Afrique et du business, et nous facilitons la transmission intergénérationnelle des compétences et des expériences. 

Hafsat Abiola

Vous ne parlez pas beaucoup d’entreprenariat, dans la tech par exemple. Cela ne vous semble pas prioritaire ?

Les femmes entrepreneures sont celles qui résolvent les problèmes. Au Sommet annuel mondial de Marrakech, nous allons réunir via notre Fondation WIA Philantropy pour la première fois à cette échelle une promotion de 51 femmes entrepreneures lauréates de 51 pays d’Afrique. C’est très important : l’Afrique a 54 pays, si nous disons qu’on est une initiative africaine, il ne doit pas y avoir que les grands pays, le Nigéria, l’Afrique du Sud, le Maroc, l’Egypte ou l’Ethiopie. À travers la fondation de WIA Initiative, et le partenariat avec Roland Berger, nous sommes capables d’identifier les femmes entrepreneures à travers l’Afrique, et de les emmener, les entraîner et les soutenir.

Ce que j’amène, moi, c’est que je n’arrête pas parler d’échelle. L’Afrique compte plus d’un milliard d’habitants, et en 2050–2055, on sera 2 milliards. On est déjà le continent le plus jeune du monde : 60% de la population africaine a moins de 30 ans. C’est une opportunité pour l’Afrique et pour le monde, mais il faut la saisir. Donc nous ne pouvons pas travailler avec des nombres comme : 51, ou 510, ou 51 000. Il faut qu’on travaille avec de bien plus gros nombres que ça ! C’est ce que j’ai envie de faire avec WIA Initative. Parce que pour moi, l’Afrique ne devrait pas être un problème pour l’Afrique, ni pour le monde. L’Afrique a tant de ressources en termes de matières premières, il y a tant de richesse potentielle, que c’est juste une question de management et de capacité de la population.

« Comment construire les compétences dont les femmes africaines ont besoin ? »

Ma priorité est de construire vite ces solutions pour qu’on ne soit plus un problème. Quand vous avez 200 millions de personnes qui ont faim, c’est un problème. Au Nigéria, nous avons 11 millions d’enfants déscolarisés. Sans compter ceux qui sont aujourd’hui adultes, ce qui porterait le nombre à 30 millions. Il faut s’attaquer à cela. Célebrons les femmes entrepreneures. Une très bonne amie à moi, qui dirige l’Open Society Institute en Afrique de l’Ouest (OSIWA), dit : « You cannot entrepreneur yourself out of bad governance ». Les problèmes sont plus grands que l’entreprenariat, il faut faire plus, pousser les politiques, la gouvernance, pour s’attaquer à des problèmes fondamentaux et systémiques. C’est pour ça que j’incite chez WIA Initiative pour que nous discutions avec les gouvernements. Il faut les impliquer. L’un des deux grands thèmes de Marrakech sera l’éducation : comment construire les compétences dont les femmes africaines ont besoin ?

Pas seulement les compétences universitaires, mais aussi les compétences techniques. Comment construire une maison ? La construction, la maçonnerie, la plomberie : toutes ces compétences dont les gens ont besoin pour avoir un job décent. Peut-être alors qu’ils seront moins nombreux à essayer de traverser la Méditerranée. Voilà une approche très pratique. Il faut arrêter d’avoir la tête dans les nuages, et revenir au monde réel. Et cette stratégie est toujours gagnante avec les femmes, parce qu’elles ont l’esprit pratique. Avant de pouvoir réfléchir à une vision, il s’agit de savoir quelles graines planter pour nourrir les enfants. Quand je rencontre des grandes entreprises, leur vision me semble si réduite – je suis désolée de le dire. Merck (géant pharmaceutique), par exemple, a un projet à 300 millions de dollars pour sauver les mères. Ce sont des projets de cette échelle-là que je veux voir. La taille des problèmes est énorme, la taille des solutions doit donc l’être aussi.

 

Vous disiez plus haut avoir attendu la montée en puissance de l’Afrique depuis trop longtemps. Comment voyez-vous le continent en 2050 ?

En 2050, le continent africain ne comptera pas 2 milliards d’habitants. Mon espoir est qu’une partie du travail qu’on aura accompli d’ici là aura interrompu le mouvement démographique. L’explosion démographique est d’ailleurs plus lente que ce que tout le monde attendait. En 2050, je veux que l’histoire soit celle du triomphe des femmes d’Afrique, qu’elles se soient levées et qu’elles hissent le continent. De la façon dont elles l’ont toujours fait, mais maintenant avec leur pouvoir, sans qu’il soit réservé aux hommes. Qu’elles demandent que leurs voix soient entendues et que rien n’arrive sans elles, qu’aucune décision ne soit prise qui ne reflète leurs priorités, leurs valeurs et leur visions, et ça fera toute la différence pour l’Afrique : soudainement, notre argent, des milliards de dollars, ne seront pas transférés au reste du monde. Ils aideront les Africains en Afrique. Avec nos partenaires partout dans le monde, nous développerons de nouvelles relations qui seront bonnes pour eux et pour nous. Et les femmes d’Afrique seront à la tête de ce changement. Voilà ma vision.

 

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