Analyse

Italie : le M5S et la Ligue envoient bouler Bruxelles

En actant un déficit à 2,4 % du PIB malgré une dette publique déjà lourde, le gouvernement de coalition italien défie ostensiblement l’Union européenne, désignée ennemi commun par les deux partis populistes au plus haut dans les sondages.
par Eric Jozsef, correspondant à Rome
publié le 28 septembre 2018 à 20h56

Attendu par plusieurs dizaines de militants enthousiastes devant le palais Chigi, siège du gouvernement italien, Luigi Di Maio, le vice-président du Conseil et patron du Mouvement Cinq Etoiles (M5S), s’est présenté au balcon, dans la nuit, en faisant le V de la victoire. Au terme d’un long Conseil des ministres qui s’est tenu jeudi soir, le jeune leader a remporté sa bataille pour laisser filer le déficit budgétaire à 2,4 % du PIB au mépris des inquiétudes des marchés financiers et des recommandations de Bruxelles. Conformément à celles-ci, le gouvernement précédent, de centre gauche, avait prévu de limiter le déficit à 0,8 % du produit national.

«Bras de fer»

«C'est une attaque très claire contre l'Union européenne, analyse le politologue Roberto Castaldi. Il y a encore quelques semaines, la coalition gouvernementale promettait que les mesures promises en campagne électorale seraient introduites graduellement. En annonçant un déficit budgétaire de 2,4 % pour 2019 mais aussi pour les deux années suivantes, il y a une volonté de la part de la coalition populiste de provoquer une tension avec Bruxelles en vue des prochaines élections européennes.» Jusqu'au bout, le ministre des Finances, Giovanni Tria, a tenté de freiner l'augmentation des dépenses, mettant sa démission en balance. Il avait, lui, avancé l'hypothèse d'aller jusqu'à 1,6 %, au pire jusqu'à 2 % de déficit pour 2019. Mais les Cinq Etoiles, soutenus par la Ligue d'extrême droite de Matteo Salvini, ont décidé d'avancer bille en tête. «Après le bras de fer sur les migrants durant l'été [notamment en fermant les ports italiens aux bateaux des ONG qui organisent les secours en mer, ndlr] ou encore le soutien apporté par la Ligue à la Hongrie de Viktor Orbán, on assiste à un crescendo», considère Massimiliano Panarari, professeur à l'université Luiss de Rome.

«Nous ne faisons pas un budget en fonction de ce que pense le commissaire [aux Affaires économiques et financières] Moscovici», a revendiqué le président du Conseil, Giuseppe Conte, après avoir annoncé un budget qui chiffre 27 milliards d'euros de dépenses supplémentaires. Il prévoit entre autres une augmentation des dépenses sociales, une réforme du système des retraites et des baisses d'impôts. «Nous avons réussi à faire adopter le budget du peuple, qui élimine la pauvreté grâce au revenu de citoyenneté pour lequel nous avons mis sur la table 10 milliards d'euros», s'est réjoui Luigi Di Maio.

«Vision à court terme»

La mesure ne sera pas universelle comme le souhaitait autrefois le M5S mais le revenu de citoyenneté prévoit des allocations de 780 euros par mois pour les 6,5 millions de plus démunis (lire page 3). Huit milliards d'euros seront par ailleurs consacrés à la révision du système de retraite et la possibilité de cesser le travail à 62 ans avec trente-huit ans de contributions. La Ligue se félicite pour sa part d'avoir obtenu une réduction des impôts avec l'introduction du principe de la flat tax. Dès l'an prochain, les petites entreprises (soit plus d'un million d'auto-entrepreneurs et d'artisans) ne paieront que 15 % d'impôts. Au passage, le gouvernement a aussi adopté une amnistie pour les contribuables en délicatesse avec le fisc pour des montants inférieurs à 100 000 euros et un plan d'investissements en infrastructures de 15 milliards d'euros supplémentaires.

«Il est évident que les politiques d'austérité ont été excessives et qu'elles ont posé de graves problèmes sociaux, estime l'universitaire Massimiliano Panarari. Mais derrière l'annonce de ce budget, il y a une vision à court terme et la volonté, caractéristique des forces populistes, de rompre avec le principe de limites à respecter, que ce soit l'Europe ou les marchés. L'idée est de laisser entendre que ces limites sont des constructions de l'adversaire politique.» Le vice-premier ministre Luigi Di Maio a assuré vendredi que le gouvernement italien n'avait pas l'intention «d'aller au conflit avec la Commission européenne». Mais pour la première fois depuis la crise grecque, le déficit transalpin devrait recommencer à croître, alors que la dette publique de la péninsule s'élève déjà à 132 % du PIB (lire page 3). Vendredi, la Bourse de Milan a perdu plus de 3,7 % et l'écart des taux d'emprunt entre l'Italie et l'Allemagne est reparti à la hausse.

«Rupture»

A Bruxelles, la réponse ne s'est pas fait attendre. «Faire de la relance quand on a une dette très élevée, cela finit par se retourner contre ceux qui le font», a immédiatement mis en garde Pierre Moscovici, qui a parlé d'un budget «hors des clous», qualifié la dette italienne «d'explosive» et réfuté les arguments de Di Maio selon lesquels l'Italie ne faisait que suivre la voie de la France d'Emmanuel Macron «qui prévoit un déficit de 2,8 %». «La dette de la France n'est pas à 132 %», a-t-il rétorqué, avant de chercher à calmer les choses : «Nous n'avons pas intérêt à une crise entre la Commission et l'Italie.»

«Même si l'UE devait recaler notre loi de finances, nous irons de l'avant», a prévenu Matteo Salvini, ministre de l'Intérieur dont le parti est crédité désormais de 33 % d'intentions de vote, devant le M5S à 30 %. Pour Roberto Castaldi, «ce sont les Cinq Etoiles qui ont poussé au maximum pour plus de déficit car ils souffrent de l'activisme de Salvini et cherchent à récupérer du consensus sur le dossier social». Le politologue constate en outre que «le gouvernement est aujourd'hui en rupture sur tous les grands sujets avec l'UE, en particulier sur les règles de l'Union économique et monétaire, sur la politique étrangère avec un soutien affiché à Donald Trump et plus encore à Vladimir Poutine, et bien sûr sur le dossier migratoire. Rome demande ainsi une réforme du système d'accueil, mais dans le même temps vote contre le projet de révision du traité de Dublin sur les réfugiés».

Reste à savoir si la fuite en avant s’arrêtera au soir des élections européennes ou si la politique du gouvernement Conte marquera un éloignement durable d’un pays fondateur du projet européen.

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