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«Maintenant, on ne débat plus qu'avec des gens du même avis !»

Pour André Perrrin, le débat intellectuel en France est souvent un dialogue de sourds. Monier/Monier/Rue des Archives

FIGAROVOX/ENTRETIEN - Vivons-nous «un temps où les gens ne veulent pas se parler» ? Selon le philosophe André Perrin, le dialogue et le débat ne se pratiquent bien souvent que dans l'entre-soi idéologique. La confrontation des idées est rendue d'autant plus difficile que les réseaux sociaux enferment dans des «bulles» communautaires.


Agrégé de philosophie, ancien professeur de classes préparatoires et inspecteur d'Académie-Inspecteur pédagogique régional honoraire, André Perrin collabore notamment au magazine Causeur. Il est notamment l'auteur de Scènes de la vie intellectuelle en France, l'intimidation contre le débat (éd. du Toucan, 2016).


FIGAROVOX.- Pensez-vous que nous vivons «un temps où les gens ne veulent pas se parler», comme l'a fait observer un journaliste de France Culture à Pierre Rosanvallon, lui reprochant son refus de dialoguer avec Alain Finkielkraut?

André PERRIN.- Oui, il y a quelque chose comme cela, même si ce refus ne se manifeste pas toujours, ni même la plupart du temps, sous une forme aussi brutale et ouverte. Avant Rosanvallon, il y avait eu Bourdieu qu'Alain Finkielkraut avait invité à cinq ou six reprises à Répliques, et qui avait toujours refusé, ce dont il s'est expliqué en disant que ce serait «faire trop d'honneur» à des «sous-philosophes» et à des «pauvres blancs de la culture» comme lui. Le refus de Rosanvallon s'inscrit dans la même logique d'exclusion méprisante.

C'est dans une perspective analogue qu'il y a quatre ans, MM. Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis lançaient un appel au boycott des Rencontres de Blois pour protester contre l'invitation qui avait été faite à Marcel Gauchet d'y prononcer la conférence inaugurale: accepter de débattre avec lui, disaient-ils, «ce serait comme si nous nous inscrivions dans le même monde que ce militant de la réaction» . On ne saurait mieux dire qu'on ne peut débattre qu'entre gens du même monde, c'est-à-dire entre soi! Et un peu après, ils enfonçaient le clou en précisant qu'il fallait «refuser de constituer certains idéologues comme des interlocuteurs» car «intellectuel de droite reste un oxymore, mieux: une impossibilité». Être «de droite» implique une double disqualification: infirmité dans l'ordre intellectuel et indignité dans l'ordre moral. Certes, cela n'est pas tout à fait nouveau. Vous connaissez la merveilleuse formule de Simone de Beauvoir: «La vérité est une: l'erreur est multiple. Ce n'est pas un hasard si la droite professe le pluralisme».

JOEL SAGET/AFP

Cependant, comme je vous le disais, le refus de se parler ne prend pas toujours la forme du refus de participer à un débat, d'abord parce que le souci de paraître, d'être vu à la télévision ou entendu à la radio, l'emporte souvent sur la haine ou la crainte de l'autre. On accepte alors le débat en apparence, mais on y participe d'une façon qui témoigne du refus de se parler. Ainsi le 12 décembre 2015 dans un débat à la Maison de la Radio, Brice Couturier adresse au sociologue Bernard Lahire une objection inspirée de Dilthey. Lahire lui répond: «Vous n'êtes pas sociologue». Si le non-sociologue est disqualifié comme tel par le sociologue qui a, en principe, accepté de débattre avec lui, dès lors qu'il lui adresse une objection, il ne lui reste que deux possibilités: ou bien ne parler que pour l'approuver, ou bien se taire et se borner à l'écouter. Ce n'est pas exactement ce que l'on appelle «se parler». Ensuite, les «vrais intellectuels» ne peuvent pas se passer des «oxymores» de MM. de Lagasnerie et Louis: que deviendrait la pensée rebelle si elle n'avait plus personne contre qui se rebeller? Rosanvallon lui-même prend acte de ce que la gauche n'a plus rien à dire. Pour exister, il lui faut donc non pas un interlocuteur avec qui dialoguer, mais un adversaire à combattre, ou plutôt un ennemi à abattre. Il faut donc maintenir en vie la «bête immonde» pour pouvoir l'écraser dans une geste héroïque. Dans ces conditions, le débat ne peut servir qu'à disqualifier et stigmatiser celui avec qui on prétend débattre. Il ne peut y avoir de débat intellectuel avec quelqu'un à qui on ne reconnaît pas la qualité d'intellectuel et dont on tient les opinions pour des fautes morales: on ne réfute pas une faute, on la dénonce.

Récemment aussi, on a vu Raphaël Enthoven et Elisabeth Lévy copieusement sifflés lors de leur participation à l'université de Marlène Schiappa. Certains sujets (ici, le féminisme) ne sont-ils en train de devenir la propriété exclusive de quelques intellectuels, excluant de fait la possibilité d'un débat contradictoire?

Notons d'abord que si Raphaël Enthoven et Élisabeth Lévy ont pu être copieusement sifflés lors de cette rencontre, c'est parce que la ministre n'a pas cédé aux pressions exercées sur elle pour qu'elle annule les invitations qu'elle leur avait adressées, ce dont il faut lui savoir gré. Déjà, il y a un an, des féministes s'étaient indignées de ce que Marlène Schiappa ait accordé une interview à Causeur. Cette fois, dix jours avant l'université d'été du féminisme, c'est Léa Domenach qui publie une tribune dans Libération pour protester contre l'invitation adressée à Élisabeth Lévy et Raphaël Enthoven. Elle commence par y rappeler que les universités d'été sont, pour les partis, une occasion de «se retrouver au sein d'une même famille».

De même que pour Lagasnerie et Louis on ne peut parler qu'entre gens du même monde, pour Mme Domenach, on ne peut se parler que si on appartient à la même famille. Dès lors, poursuit-elle, l'invitation de la ministre est aussi incongrue que si le PS avait invité Laurent Wauquiez ou François Fillon à son université d'été. La comparaison est fort instructive puisque le gouvernement s'y trouve assimilé à un parti politique. Il ne vient pas à l'esprit de Léa Domenach que le gouvernement agit au nom de l'État et non d'une faction ; qu'une manifestation organisée par les pouvoirs publics avec de l'argent public concerne tous les citoyens sans exclusive ; qu'en conséquence le gouvernement de la République ne peut pas revendiquer le sectarisme auquel les partis politiques ont droit parce qu'ils sont, par définition, partisans. Les autres raisons avancées en faveur de l'ostracisation des deux invités ne sont pas moins significatives: Causeur serait un journal «ouvertement masculiniste» et Raphaël Enthoven passerait son temps à expliquer «pourquoi les féministes se trompent». Ainsi, dans un débat sur le féminisme, la possibilité que les féministes aient pu commettre des erreurs ne doit même pas être envisagée.

On observe une frénésie de l'exclusion chez des intellectuels qui prêchent pourtant une société « inclusive ».

Pour répondre maintenant plus précisément à votre question, oui, je crois que cette tendance est bien réelle, comme en témoignent d'autres affaires, par exemple en 2016 celle du camp d'été «décolonial» interdit aux blancs ou en 2017 du festival Nyansapo organisé par le collectif Mwasiqui qui prévoyait des ateliers non mixtes réservés aux femmes noires. Marie Allibert, porte-parole d'Osez le féminisme, justifie tout cela: en tant que personne blanche, dit-elle, elle n'a pas à se prononcer sur une oppression subie par une personne racisée». Aujourd'hui c'est Ariane Mnouchkine qui est en butte à ce genre de critiques et accusée d'«appropriation culturelle» parce que la distribution de son spectacle Kanata, consacré aux souffrances infligées aux Amérindiens, ne comporte pas d'acteurs «autochtones». Bref, il faut être noir pour parler des problèmes des noirs comme il faut être femme et féministe pour avoir le droit de parler des problèmes des femmes. C'est en vertu de la même logique que MM. de Lagasnerie et Louis justifiaient leur appel à refuser la discussion avec Marcel Gauchet dans des rencontres dont le thème était «Les rebelles»: «Comment accepter que Marcel Gauchet inaugure un événement sur la rébellion? Contre quoi Gauchet s'est-il rebellé dans sa vie …?».

JOEL SAGET/AFP

Pour trouver des limites à cette implacable et impeccable logique, il faudrait demander à ces intellectuels de gauche - forcément de gauche - s'ils admettent aussi qu'il faut impérativement être croyant pour avoir le droit de parler de la religion et si seuls les économistes libéraux sont fondés à discuter du libéralisme…

Selon vous, quelles sont les causes de ce phénomène d'entre-soi? Les réseaux sociaux, en enfermant leurs utilisateurs dans des «bulles» idéologiques, n'ont-ils pas leur part de responsabilité?

Pourquoi a-t-on peur des autres? Parce que leur altérité nous remet en question, bouscule nos certitudes et finalement ébranle notre identité. C'est pourquoi ce n'est pas un mince paradoxe que de voir cette frénésie de l'exclusion se répandre chez des intellectuels qui n'ont de cesse de prêcher en faveur d'une société «inclusive», de chanter les vertus de l'ouverture à l'Autre et de pourfendre ceux qui se replient frileusement sur leur identité - ou qui, tout simplement, osent poser la question de l'identité. C'est qu'il y a autre et autre, il y a le prochain et le lointain. C'est ce que disait déjà Rousseau: «Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d'aimer ses voisins» . Or le voisin de l'intellectuel, c'est un autre intellectuel et en effet, comme le faisait remarquer Christophe Charle, les intellectuels ne s'aiment pas entre eux. Il leur est plus facile d'aimer les «Tartares», ces autres au contact desquels ils ne vivent pas, mais au voisinage desquels vivent un certain nombre de leurs compatriotes qui, tout comme eux, ont plus de mal à aimer leurs voisins que les autres plus lointains. Le sentiment d'insécurité engendré par l'irruption de l'autre est naturel et universel, mais chacun en fait une expérience différente en fonction de sa situation propre. Les intellectuels sont cependant moins excusables que d'autres lorsqu'ils se refusent à faire ce que Montaigne jugeait indispensable à l'instruction: «frotter et limer nostre cervelle contre celle d'autruy» .

Quant aux réseaux sociaux, oui, ils obéissent parfois à des logiques communautaristes qui ont des effets diamétralement opposés à l'ouverture dont on les crédite.

Malgré tout, est-ce qu'il reste des espaces de débat où la controverse est encore possible, et où l'on peut encore se confronter à ses détracteurs dans une véritable courtoisie?

Sans doute, mais je crois qu'il faut distinguer entre les «espaces», car le problème n'est pas le même dans un espace «académique» et dans l'espace médiatique. J'ai été longtemps professeur de philosophie. L'espace de la classe de philosophie est un espace ouvert au débat, mais pas à n'importe quel débat. C'est un débat maîtrisé, subordonné à la recherche en commun du vrai, qui obéit à des règles, qui suppose évidemment l'écoute mutuelle et le respect de la parole de l'autre, en un mot qui est aux antipodes des foires d'empoigne télévisuelles. J'ai aussi exercé des fonctions qui m'amenaient à organiser chaque année, dans les académies dont j'avais la responsabilité, des stages de formation destinés aux professeurs de philosophie. Par exemple, il y a une douzaine d'années, j'avais organisé à Montpellier une rencontre sur le libéralisme avec quatre conférenciers, côté «libéral» Pierre Manent et Philippe Raynaud, côté «antilibéral», Jean-Claude Michéa et Serge Latouche, le grand théoricien de la décroissance. Ce furent deux journées de discussions riches et profondes qui se déroulèrent dans un climat, non seulement de courtoisie, mais d'amitié et de confiance, exemplaires de ce que doit être à mes yeux le débat intellectuel dans une communauté philosophique. La discussion, même quand elle prend la forme de la controverse, n'est pas destinée à vaincre un adversaire, ni même à le «convertir».

Certes, l'horizon du dialogue est l'accord des esprits, mais il n'a pas forcément échoué si l'on ne parvient pas à se mettre d'accord. Il peut permettre de rapprocher les points de vue, mais aussi de mieux se comprendre aux deux sens de l'expression: mieux comprendre l'autre et mieux se comprendre soi-même. Il me permet de mieux savoir ce que je pense et de mieux comprendre pourquoi je le pense, de mieux comprendre en quoi et pourquoi je suis en accord ou en désaccord avec l'autre. De telles discussions peuvent avoir lieu, heureusement, sur les questions les plus sujettes à polémique. J'ai ainsi le souvenir d'un débat de haute tenue entre juristes et philosophes sur le sujet: «La notion de race est-elle de trop dans la Constitution française?» dans un colloque qui s'était tenu au Sénat les 27 et 28 mars 1992.

Il en va tout autrement dans l'espace médiatique où la logique de la concurrence et de l'audimat conduit à donner aux discussions la forme des jeux du cirque: il faut des positions tranchées, des affrontements sanglants, des coups d'éclat. Le malheur, c'est que les intellectuels ne peuvent se faire entendre du grand public qu'en descendant de leur chaire pour intervenir dans cet espace. Dès lors, ils sont irrésistiblement conduits à en adopter les codes et, s'ils ne le font pas spontanément, on ne se prive pas pour les y pousser. Il reste dans les médias quelques lieux qui correspondent aux espaces de débat dont vous parlez, je pense à des émissions comme Répliques ou L'esprit public grâce à des hommes comme Alain Finkielkraut ou Philippe Meyer qui ont su organiser la confrontation des opinions les plus diverses dans le respect de l'exigence intellectuelle et de la dignité. On aimerait qu'ils fussent plus nombreux.

«Maintenant, on ne débat plus qu'avec des gens du même avis !»

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297 commentaires
  • scipion0

    le

    C'est juste mais cela va au-delà des simples débats: les talk-shows n'invitent plus que les copains de ceux qui présentent. Télé, cinéma: il n'y a plus que les enfants de ceux qui l'ont fait. Une boboïsation de bonne aloi a poussé ceux qui sont sur le devant de la scène à ne dire que ce qui plaît à leur monde, petite population d'individus qui ne souffrent pas, souvent bien placés, qui se permettent et se convainquent que leurs jugements sont justes et vrais, mais factuellement loin des réalités de la grande majorité des Français qu'elles ne connaît pas. Elle n'adresse plus ce public depuis longtemps, multiple et direct, elle ne vise qu'à ne dire que ce qui, dans sa sphère bien-pensante, doit se dire sous l'impulsion de ceux qui la dominent, notamment par le coeur des médias. Ces personnes, qui aiment à se montrer (médias, cinéma etc.), s'étonnent désormais de voir qu'il existe une autre population qui veut se faire entendre désormais, avec laquelle ils se disent solidaire alors qu'ils l'ont à jamais négligée. L'humain est pragmatique et ne se contente pas de ne vivre que de belles paroles, choses qui importent lorsqu'on n'a pas de problèmes basiques au quotidien ((manger, travailler, vivre, élever les siens). Les gilets le rappellent justement à ceux qui l'ont oublié et qui ont le devoir de penser également à eux qui supportent une bonne partie de l'impéritie de ces gens élus et qui n'ont jamais rien en retour.

  • phjfry

    le

    Ben en même temps la partie figarovox en est un exemple non ? Tout les articles vont constamment dans le même sens... bref... :/

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