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BD - Un drame au cœur de l’exploitation tropicale

« Eldorado », le récit de Damien Cuvillier et d’Hélène Ferrarini, entraîne le lecteur dans la moiteur de l’Amérique latine, où des milliers d’hommes s’épuisent à ronger frénétiquement la forêt tropicale.

Le titre est banal, mais comment résister à l’appel de l’Eldorado, surtout quand on nous promet un voyage en Amérique latine, dans un pays où l’on creuse un canal mémorable, qui pourrait être celui du Panama. Mais les auteurs ont choisi de ne pas nommer, ni localiser l’aventure, ni dater vraiment (début du XXe siècle), probablement pour que les lecteurs oublient un peu l’Histoire et s’identifient davantage aux personnages…

Marcello est l’un d’eux. Ouvrier dans une aciérie des États-Unis, il participe à une grève et joue même les leaders dans l’usine occupée. Ils vont faire plier les patrons, c’est sûr ! Mais la grève s’éternise et les syndicalistes « jusqu’au-boutistes » comme lui ne font pas l’unanimité. Alors que certains commencent à répandre l’idée qu’on embauche, là-bas, très loin, sur « le chantier du siècle » pour construire un canal, et qu’il faut aller voir ailleurs, Marcello, lui n’a aucune envie de partir : il est amoureux de Louisa.

Dans la communauté italienne, sa liaison ne fait pourtant pas que des heureux, à commencer par le père de Louisa, qui va trouver la parade. Marcello, qui ne voulait pas s’en aller, va partir contre son gré, une nuit de beuverie, un départ qu’on attend un peu trop (puisqu’il faut près de 45 planches pour atteindre l’objectif promis en couverture !), mais le spectacle est grandiose, panoramique, fascinant, à l’échelle des contrées amazoniennes (car il y a quelque chose de la Guyane ou du Brésil dans ces décors).

Dès qu’on atteint les côtes sud-américaines, l’œil du lecteur est sollicité à tout instant, d’autant plus que de très nombreuses cases sont sans parole. Petite ville portuaire, voie ferrée s’enfonçant dans les forêts, végétation luxuriante, groupes d’hommes s’acharnant au travail ou glissant la nuit vers les estaminets foireux, chantiers colossaux dominés par des explosions, chemins de boue détrempés sous l’averse tropicale… tout capte l’attention, retient l’œil, arrête la lecture. Damien Cuvillier sait y faire, tant en dessin proprement dit qu’en couleurs, et c’est magistral !

De temps en temps, les Indiens apparaissent dans cet enfer qui n’est plus si vert que ça. Ils sont là, impuissants, abasourdis, face à l’avancée des progrès européens qui dénaturent leur territoire. Dommage, d’ailleurs, que ces tribus n’aient ici qu’un rôle d’observateurs et de victimes découvrant sans rien faire qu’autour d’eux l’homme blanc s’attaque à leur monde, à leurs rivières, à leurs collines, à leurs arbres, à leur faune…

Au milieu de tout cela, un couple se crée, sans le savoir, par le biais de lettres détournées par une femme qui se morfond dans la torpeur coloniale. Barbara s’ennuie terriblement, s’épuise inexorablement et trouve dans les mots de l’amoureux Marcello, pourtant écrits pour une autre, un peu de réconfort et d’énergie. Cela suffira-t-il à ces deux êtres pour survivre à leur isolement respectif, chacun retenu, pour ne pas dire emprisonné, l’une par un mari ingénieur, l’autre par sa dette…

Alors, bon voyage !


  • Eldorado, de Damien Cuvillier et Hélène Ferrarini, éditions Gallimard, août 2018, 176 p., 18 €.
  • Hélène Ferrarini collabore régulièrement à [rep]Reporterre[/rep].
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