Interview

Daniel Cohen : «Il faut lutter contre cette société algorithmée déshumanisante que l’on nous prépare»

L’économiste qui, dans son dernier essai, retrace les désillusions qui ont rythmé les cinquante dernières années de notre système capitaliste, appelle à l’émergence d’un discours critique sur le nouveau monde numérique.
par Christophe Alix
publié le 27 septembre 2018 à 17h06
(mis à jour le 27 septembre 2018 à 17h40)

A quoi sert-il de courir après la croissance si elle ne nous rend pas plus heureux ? Dans son dernier essai - «Il faut dire que les temps ont changé… Chronique (fiévreuse) d'une mutation qui inquiète», (Albin Michel) - l'économiste Daniel Cohen revisite magistralement cinquante années de bouleversements du capitalisme en Occident en s'interrogeant sur le sens du progrès dans nos sociétés postindustrielles. Nourrie d'innombrables sources d'inspiration puisées dans l'ensemble des sciences sociales, cette histoire économique et intellectuelle des espoirs et désillusions de la modernité remet en perspective l'écheveau de crises et de ruptures qui ont abouti au grand scepticisme actuel et à la vague populiste. A l'heure du basculement dans une nouvelle ère numérique pleine de promesses mais aussi de dangers, le directeur du département d'économie de l'Ecole normale supérieure et du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap) met en garde ses contemporains sur la menace de déshumanisation ultime que fait peser le nouveau monde algorithmique sur les sociétés avancées.

Votre livre est traversé par l’idée que les cinquante dernières années n’ont été qu’une suite de désillusions : désillusion de la génération 68 qui pensait se libérer du travail ; désillusion, vingt ans plus tard, face aux promesses de la contre-révolution conservatrice reagano-thatchérienne et maintenant nouvelle désillusion émergente vis-à-vis de la société numérique dont on commence à percevoir tous les dangers. N’avons-nous donc cessé de nous tromper ?

En remettant en cohérence ces différentes périodes, je résumerais tous ces errements à une seule question : comment nous sommes-nous collectivement trompés dans notre deuil de la société industrielle ? Une grande partie de ces désillusions n’est rien d’autre que le constat décalé de la signification de l’effondrement de cette civilisation. En héritant des ordres de la société agraire qu’elle avait renversée, la société industrielle maintenait une cohérence autour de l’idée qu’elle formait un tout intégré et organisé, de l’ouvrier à l’ingénieur. Son effondrement a suscité beaucoup d’erreurs d’interprétations qui expliquent les déceptions par rapport aux utopies qu’elles ont fait naître, et c’est en cela que je fais la liste de ces illusions perdues.

En quoi la gauche, puis la droite se sont-elles chacune à leur tour fourvoyées ?

La gauche a cru qu’en se libérant du travail asservissant de la société taylorienne du métro, boulot, dodo, on allait sortir du capitalisme et basculer dans une société postmatérialiste dans laquelle on trouverait d’autres moyens bien plus intéressants d’occuper son existence. Elle n’a pas vu qu’avec la désindustrialisation qui s’amorce à partir des années 70, la question ne serait bientôt plus celle de sortir du travail mais, plus prosaïquement, d’en trouver un. Puis la droite, dans sa réaction à l’hédonisme des sixties, a porté l’idée d’un retour salvateur aux valeurs, en premier lieu celles du travail et de l’effort, résumé par l’antienne sarkozyste «travailler plus pour gagner plus». Cette restauration morale, avant d’être économique, a libéré une cupidité sans limites et a largement contribué à l’explosion des inégalités. Il ne faut pas voir ailleurs que dans ces promesses non tenues de la société postindustrielle la cause du déferlement de la vague populiste actuelle.

Comment l’analysez-vous ?

La fracture qu’a provoquée la globalisation néolibérale entre gagnants et perdants du système a nourri le populisme de tous les orphelins de l’idéal communiste frappés de plein fouet par la dislocation systématique de ce monde industriel qui, malgré toutes ses aliénations, avait contribué à l’élévation générale du niveau de vie. Les classes moyennes et populaires qui ont vu leur pouvoir d’achat stagner, puis décliner, ont fini par se révolter contre l’immoralité d’un système qui fait qu’aux Etats-Unis la progression de la richesse des 1 % en haut de l’échelle sociale est aujourd’hui deux fois supérieure à celle des 50 % les moins bien lotis, alors que c’était le contraire il y a trente ans !

Le populisme agrège, écrivez-vous, «une double détestation, à l’égard des élites en haut et de l’immigration en bas, censées être toutes deux à l’origine du désordre social»…

Il traduit en actes cette double désillusion vis-à-vis d’élites qui n’ont su ni parvenir à ce dépassement du travail promis par la gauche ni permettre l’enrichissement que faisait miroiter la droite. La disparition des forces d’intégration, qui caractérisaient la société industrielle, se paie aujourd’hui très cher avec une solitude sociale qui ne cesse de grandir. Ce qui m’a frappé dans l’analyse économétrique des déterminants du vote que l’on a mené à partir des enquêtes du Centre d’études politiques de Sciences-Po, c’est le niveau de défiance envers autrui chez les électeurs du FN. Ils sont anti-immigrés mais également anti beaucoup d’autres choses, avec un coefficient de confiance dans les relations interpersonnelles extrêmement bas, y compris dans certains cas vis-à-vis de leur entourage proche. Leur misanthropie sociale est telle que quand on les interroge sur le rôle de l’Etat pour leur venir en aide, ils réclament plus de protection mais sans en passer par la redistribution qui ne peut, selon eux, que profiter à d’autres, oisifs ou immigrés. Le trumpisme est l’incarnation parfaite de cet idéal populiste : on baisse les impôts, on ferme des frontières en érigeant des murs mais sans lutter contre les inégalités ni réformer en profondeur le système qui les attise.

N’y a-t-il pas plusieurs variantes dans ce populisme ?

Quand on regarde dans le détail, on voit bien qu’au-delà de cette détestation des élites commune à la droite nationaliste et à la gauche radicale, les forces antisystème ne forment pas du tout un bloc homogène. D’un côté, la révolte contre le système, qu’exprime le vote Mélenchon, reste adossée à l’idée qu’un monde meilleur est possible, l’autre n’est pas l’ennemi, il faut s’unir pour résister. Alors que chez les électeurs de Marine Le Pen, ou Donald Trump, la phobie sociale que révèle cette déliaison sociale généralisée s’adresse à toute la société. Le rêve de Florian Philippot de faire converger les populismes de droite et de gauche s’est fracassé sur le fait qu’il demeure une différence fondamentale entre ces deux visions, l’une débouchant sur un nihilisme pur, et l’autre rêvant toujours d’un monde plus juste.

La coalition au pouvoir en Italie réunissant le Mouvement Cinq Etoiles, issu de la gauche, et la Ligue, ancrée très à droite, ne vient-elle pas contredire cette analyse ?

C’est vrai, ces deux mouvements aux origines et projets largement antagonistes ont débouché en Italie sur une alliance politique inédite des antisystème. Mais elle est explosive. Le versant gauche veut augmenter la dépense publique et créer un revenu universel pour venir en aide aux plus démunis alors que la version droitière met en avant la baisse des impôts et le refus de l’étranger. Résultat, ils ont passé un compromis autour d’une politique plus sociale mais sans s’interroger sur le financement de leur politique. D’où le danger d’un dérapage de la dette italienne redouté par les marchés et le caractère aussi instable qu’explosif de cette alliance contre-nature.

Pourquoi faites-vous de notre rapport inassouvi à la croissance l’élément central de toutes ces désillusions ?

Le déclic de cet ouvrage, je l'ai eu en relisant l'économiste Jean Fourastié, resté célèbre pour son expression des «Trente Glorieuses» mais qui fut surtout un des premiers à percevoir qu'avec la fin de la société industrielle et l'avènement d'une économie de services, la croissance allait inéluctablement ralentir. Dès 1948, il a décrit dans le Grand Espoir du XXe siècle le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Un monde dans lequel la matière que l'on travaille n'est plus la terre, comme aux temps de la société agraire ou les ressources naturelles que l'on transforme dans le monde industriel, mais l'homme lui-même, que l'on soigne, éduque ou divertit. C'est une société dans laquelle la valeur du bien qui est produit se mesure largement au temps que je consacre à autrui. Or, ce processus de production que la civilisation industrielle avait su massifier grâce aux machines en dégageant toujours plus de gains de productivité et donc de croissance butait jusqu'à maintenant sur la finitude de ce temps incompressible qu'il faut par exemple au coiffeur pour réaliser une coupe de cheveux.

L’avènement de l’informatique n’a-t-il pas permis au contraire d’optimiser la société de services ?

Ces trente dernières années, on a effectivement optimisé, c'est le mot juste, les reliquats de la société industrielle. Mais ni l'ordinateur ni Internet ou le smartphone n'ont provoqué - c'est la thèse de l'économiste américain Robert Gordon qui parle à cet égard de «stagnation séculaire» de la croissance - un choc de productivité comparable à celui qu'avait entraîné l'électrification ou l'arrivée du moteur à explosion lors de la Seconde Révolution industrielle. Avec Uber ou Airbnb, on innove, certes, dans le process grâce à un logiciel, on réduit les coûts, et on peut même se passer de salariés, mais le service reste le même : louer un appartement, se déplacer d'un point A à un point B avec un chauffeur…

Sauf que désormais, le nouvel horizon est devenu celui d’une voiture autonome, sans chauffeur. La question du chômage technologique ne revient-elle pas en force avec l’idée que les classes moyennes, rendues «inutiles» par l’irruption de l’intelligence artificielle (IA), vont subir de plein fouet ce nouveau choc ?

On n'en est encore qu'au prologue mais la nouvelle société algorithmique qui se met en place va peut-être permettre, c'est mon hypothèse, de retrouver une croissance avec la perspective de gains de productivité colossaux du fait des rendements d'échelle que permet l'IA. C'est le clin d'œil du titre du livre, tout indique que «les temps ont changé» mais, en réalité, peut-être pas tant que ça : après l'échec de ces utopies de gauche et de droite, on est en train de resigner ce pacte faustien entre le progrès et la croissance, en acceptant une déshumanisation contre l'amélioration de la productivité que va permettre cette «algorithmisation» des métiers du care dans la santé, l'éducation. Toute cette standardisation du monde industriel que l'on croyait obsolète revient en force dans la matrice actuelle : la répétition, l'addiction, la deshumanisation. L'IA est en train d'apporter dans l'immatériel ce que la civilisation industrielle avait fait pour la production de biens matériels.

Une nouvelle révolte luddite contre cette déshumanisation va-t-elle se produire et alimenter ce populisme qui se nourrit de ces désillusions de la modernité ?

Il y aura toujours des boulots mais comment éviter qu’ils ne concernent que des tâches peu ou pas valorisantes, comme dans les services où se recrutent les nouveaux travailleurs prolétarisés qui remplissent des tâches manuelles difficilement automatisables, comme le métier de livreur ? Il y a un grand débat aujourd’hui sur le fait de savoir si la machine va se substituer à l’homme mais ce scénario n’est pas certain, et l’on s’est beaucoup trompé sur ce point depuis les débuts de la révolution industrielle. On ne peut pas exclure que l’IA, bien utilisée, puisse redonner de la valeur aux tâches effectuées par les classes moyennes.

Vous esquissez deux scénarios.

Dans le premier, qui prolonge la tendance actuelle, c’est le 1 % en haut de l’échelle qui produit toute la valeur avec une domesticité élargie d’avocats, de médecins ou de coachs sportifs eux aussi bien payés, mais plus on s’éloigne de ce centre, plus la richesse s’éloigne vers des emplois raréfiés et peu rémunérateurs, si bien que toute la masse n’aura plus que des algorithmes pour s’occuper d’eux. C’est le scénario de la polarisation. Mais il en existe un autre dans lequel les infirmières ou les enseignants redeviennent, grâce à l’IA, des nœuds de savoirs et de compétences augmentés qui peuvent du coup se reconcentrer sur leur vocation première, qui est d’accompagner autrui. C’est vraiment un choix de société, et tout dépendra d’où on place le curseur dans ces domaines. Il faut lutter contre l’uberisation, qui n’est pas un mode d’existence stable, et cette société algorithmée déshumanisante que l’on nous prépare, et, au contraire, saisir toutes ces opportunités inouïes qu’offrent les technologies pour éviter de revivre, en bien pire, les ravages qu’avait provoqués la société industrielle.

N’est-ce pas de la méthode Coué au moment où la «disruption» de tous les secteurs, métiers et activités, est vantée comme le nec plus ultra de la modernité ?

On ne peut pas être pessimiste, c’est presque un devoir, et au moment où s’instaurent de nouveaux rapports entre l’homme et la technique, il faut inventer un discours critique sur ce nouveau monde numérique. Comme Mai 68 l’avait fait en son temps pour la société industrielle, en cherchant à voir comment il pourrait nous émanciper plutôt que nous broyer en nous faisant rentrer sans sa seringue cybernétique. Le revenu universel est un exemple, en donnant des moyens de subsistance à tous ceux qui cherchent des voies alternatives même s’il ne faut pas renoncer aux moyens de régulation classique de la social-démocratie, en consacrant mieux, autre exemple, le rôle des syndicats et corps intermédiaires. Il y a un chiffre cité dans le livre qui dit tout du monde actuel : seuls 13 % des jeunes Français déclarent qu’ils voudraient vivre dans le futur ! Alors que le revenu par tête a doublé depuis 1968, le bonheur n’a jamais paru être une idée aussi démodée. Il est temps de se réarmer intellectuellement et de prendre de la distance pour penser à nouveau un futur désirable.

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