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Comment Google a asphyxié les comparateurs de prix européens

ENQUÊTE Malgré l'amende de 2,4 milliards infligée au géant américain par la Commission européenne il y a plus d'un an, Google a laminé les comparateurs de prix européens, autrefois prospères.

Les comparateurs de prix européens ont tenté de résister au rouleau compresseur de Google Shopping, avec un succès très mitigé...
Les comparateurs de prix européens ont tenté de résister au rouleau compresseur de Google Shopping, avec un succès très mitigé... (DR)

Par Florian Dèbes, Raphaël Balenieri

Publié le 8 oct. 2018 à 19:58

Pas de colère mais beaucoup de dépit. Après dix ans passés au sein de la direction du comparateur de prix sur Internet Kelkoo, Nicolas Jornet aurait pu vouer une haine noire à l'encontre de Google, mais il n'en laisse rien paraître. Au contraire, le directeur de la stratégie de ce groupe, né en France en 1999, analyse encore froidement l'enchaînement des faits qui ont conduit le géant californien à asphyxier un marché en plein boom et à étouffer l'Europe du e-commerce.

« En Europe, les comparateurs de prix, c'était un marché bouillonnant. Tout cela n'existe plus aujourd'hui, regrette le patron de quarante ans. Je suis très pessimiste. Je ne me donne pas plus de deux ans. » Au milieu des années 2000, pourtant, Kelkoo enregistrait 10 millions de visites par mois, contre 1 million aujourd'hui. Un succès qui avait tapé dans l'oeil de Yahoo! : en 2004, le portail américain le rachetait pour 475 millions d'euros, pour finalement s'en débarrasser quatre ans plus tard, au profit d'un fonds britannique, Jamplant.

Depuis, Kelkoo n'a cessé de dégringoler. En cinq ans, son chiffre d'affaires a été divisé par deux, pour tomber à 40 millions d'euros. Pis, plus d'un an après l'amende de 2,4 milliards d'euros imposée en juin 2017 par Bruxelles à Google, Nicolas Jornet ne voit aucune amélioration à l'horizon. Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la Concurrence, avait alors exigé que Google remédie au déséquilibre sur le marché des comparateurs de prix. La firme a fait appel.

« Google nous a balayés »

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« La Dame de fer », comme l'appellent les partisans de sa politique stricte à l'égard des géants du numérique, n'a pas abdiqué pour autant. Elle vient d'infliger cet été une autre amende de 4,3 milliards d'euros à Google pour un abus de position dominante, cette fois dans l'univers du smartphone. Elle supervise par ailleurs une troisième enquête concernant le comportement de Google sur le marché de la publicité en ligne.

 Le but n'est pas de retirer de l'argent à Google, simplement de retrouver un marché loyal 

Mais ces annonces, très médiatiques, n'arrangent en rien les affaires des comparateurs de prix européens. « Le but n'est pas de retirer de l'argent à Google, simplement de retrouver un marché loyal », rappelle Nicolas Jornet en marchant dans le vaste open space, dans le 9e arrondissement parisien, pour y présenter ses équipes. De nombreux bureaux semblent inoccupés. Et pour cause, Kelkoo n'emploie plus que 180 personnes en Europe, contre 350 il y a dix ans.

« Google nous a tous balayés », résume Alain Franciosa, le PDG et fondateur de Cherchons.com, une start-up grenobloise, créée en 2004, qui revendique aujourd'hui la troisième place du classement. L'entreprise ne compte plus que 10 salariés, contre 25 en 2010. Ses ventes ont chuté de façon vertigineuse, passant de 10 millions d'euros à moins de 3 millions en cinq ans. Selon les sources, Google a fait baisser l'audience des comparateurs rivaux de 30 à 50 % par an, depuis qu'il a déployé ses grands moyens dans leur secteur.

Une arrivée à pas feutrés

Spectaculaire par ses effets, l'arrivée de Google dans la comparaison de prix, un marché qui naît parallèlement à celui de l'e-commerce, s'est pourtant faite à pas feutrés. Testé et amélioré depuis 2002 aux Etats-Unis, son service Google Shopping n'entre sur le Web francophone qu'en 2010.

« Au début, nous trouvions même que ça légitimisait notre marché », se souvient Nicolas Jornet, qui n'a pas vu la menace venir. Tout comme ses concurrents de l'époque : Twenga, Pangora… Des noms aujourd'hui disparus du paysage. Puis, le dirigeant a compris que Google appliquait en fait « le principe de la drogue dure » qu'il résume en une phrase : « la première dose est toujours gratuite ».

Pour inciter les e-commerçants à afficher leurs produits sur Google Shopping, et non sur les autres comparateurs, la firme de Mountain View avait, en effet, utilisé une arme toute simple : nul besoin de payer. Attirés par cette visibilité gratuite, les cybermarchands se détournent des autres comparateurs, dont l'audience fond petit à petit comme neige au soleil.

Outil incontournable

Ce n'est qu'en 2012 que le référencement devient payant. La bascule cependant ne change rien. Pour les e-commerçants, impossible désormais de se passer de cet outil, devenu de plus en plus incontournable à mesure que Google monte en puissance sur le marché du « search », la recherche en ligne.

 Pendant longtemps, nous sommes restés muets, par peur d'aggraver notre cas en termes de référencement et de trafic naturel 

« Pendant des années, nous avons pensé, un peu naïvement, que nous devions nous mettre au niveau des mises à jour de l'algorithme du moteur de recherche Google, se souvient Nicolas Jornet. Nous avons découvert plus tard que Google faussait manuellement les résultats de son système pour empêcher les autres comparateurs de prix d'apparaître en première page des résultats. »

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Ce comportement de Google, effectivement constaté par le régulateur du commerce américain aux Etats-Unis, a conduit les comparateurs de prix à réduire leurs marges, en vain, pour essayer de faire jeu égal avec le numéro un du marché. « Pendant longtemps, nous sommes restés muets, par peur d'aggraver notre cas en termes de référencement et de trafic naturel », admet Nicolas Jornet.

Avec le lancement en 2010 d'une enquête par Bruxelles, sous la houlette du commissaire à la Concurrence de l'époque Joaquim Almunia, l'état d'esprit des jeunes pousses françaises évolue. Certaines acceptent de participer à l'enquête des fonctionnaires européens.

Le remède empire les choses

Après sept ans d'investigation, la sanction tombe enfin à Bruxelles. En juin 2017, Google est condamné à une amende de 2,4 milliards d'euros. La Commission refuse en bloc l'argument du géant californien, qui estime devoir faire face à la concurrence d'Amazon sur le marché de la recherche avant l'acte d'achat. Pour Google, c'est Amazon qui a bel et bien « cannibalisé » le trafic naturel des comparateurs de prix européens, en proposant sur son site une multitude de produits à prix réduits.

Malgré cette amende record, les comparateurs déchantent vite. Car, en septembre 2017, Google met en place un système correctif qui, selon eux, ne fera que dégrader la situation. En lieu et place de ses algorithmes, le colosse de Mountain View installe ce mois-là un système d'enchères, censé garantir une compétition plus juste et plus transparente entre les différents comparateurs.

Pour figurer en bonne place dans le « carrousel » qui s'affiche lorsqu'un internaute se renseigne sur un produit en tapant sur Google, les comparateurs doivent dépenser davantage que leurs rivaux en coût par clic. Problème, dans ce système, Google est juge et partie. Non seulement la firme organise ces enchères, mais elle peut d'autant plus y participer - et miser gros - qu'elle sait que le produit des ventes lui reviendra.

« Période de rodage »

Aucun autre comparateur européen n'a de toute façon la même force de frappe financière. « Google remporte toujours la mise, les coûts par clics sont si élevés que l'on ne peut pas enchérir. Ce remède est un échec et, en même temps, il faut être sur Google Shopping si l'on veut conserver un peu de volume. On n'a pas le choix », explique Alain Franciosa, de Cherchons.com. Sa société peut dépenser en moyenne 0,17 euro par clic, quand Google, selon lui, peut enchérir jusqu'à 1 euro.

 Le nombre de comparateurs rivaux apparaissant en haut de la première page de résultats de Google est en augmentation constante. Ce n'est toujours pas suffisant mais c'est déjà mieux 

« Toutes nos marges passent dans ce système d'enchères qui nous permet seulement de nager à la surface, dénonce le directeur général de Kelkoo France. On a joué le jeu, dans tous les pays, en appliquant toutes les règles, or on constate que cela ne fonctionne pas. Seul Google profite de ce système. » Pour sa défense, le géant américain explique que le mécanisme est encore « en période de rodage » et que Google Shopping doit être rentable, « comme n'importe quelle entreprise ».

De fait, la Commission européenne tire un bilan mitigé de la situation. « Je suis consciente qu'il y a des inquiétudes sur le nombre de comparateurs rivaux apparaissant en haut de la première page de résultats. Notre suivi de la situation montre que leur nombre est toutefois en augmentation constante, expliquait en juin 2018 la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager. Ce n'est toujours pas suffisant, mais c'est déjà mieux. »

Efforts de diversification

Les comparateurs de prix européens ont, certes, tenté de résister au rouleau compresseur de Google Shopping. Notamment en misant sur la consolidation pour gagner en taille critique. En 2016, Kelkoo avait racheté LeGuide.com, comparateur français créé en 1998, à Arnaud Lagardère. L'opération lui avait aussi permis de récupérer Ciao.com, un site allemand précurseur dans la galaxie des sites d'avis de consommateurs. Depuis, Kelkoo a fermé Ciao.com et LeGuide.com a été vendu.

Désormais, certains comparateurs n'hésitent plus à changer de métier. En 2015, Cherchons.com a lancé France Objets Trouvés, une plate-forme partagée qui permet aux internautes de retrouver leurs effets personnels perdus dans la nature. Cherchons.com vend ce service à de nombreux clients (Air France, la ville de Grenoble, mais aussi des festivals comme Solidays ou les Vieilles Charrues), y compris à l'international. « Cela nous a permis de récupérer un peu de chiffre d'affaires, explique Alain Franciosa, qui prévoit de générer 300 000 euros grâce à cette activité cette année. Car sur le dossier Google Shopping, on ne peut rien faire à notre niveau. »

Positionnements différents

D'autres essaient tant bien que mal de rester à l'écart de Google Shopping, en adoptant des positionnements différents. Idealo, né en 2000 en Allemagne et arrivé en France il y a onze ans, compare, lui, les prix des produits de façon « neutre et éthique ». Pour être référencés sur la plate-forme, les e-commerçants payent tous le même prix. Idealo, de son côté, récupère 0,27 euro quel que soit le produit acheté par l'utilisateur via son comparateur.

 On essaye au maximum de ne pas utiliser Google Shopping, mais ce n'est pas évident, car Internet, aujourd'hui, c'est en grande partie Google 

Une stratégie qui lui réussit plutôt. Alors que les autres comparateurs ont dû tailler dans leurs effectifs, Idealo emploie encore 800 personnes, dont 30 en France. « Nous voulons être transparents, et afficher les prix de façon transparente, plaide François Xavier Thibaud, directeur d'Idealo en France. Aujourd'hui, la grande partie de notre trafic, c'est du trafic naturel. On essaye au maximum de ne pas utiliser Google Shopping, mais ce n'est pas évident, car Internet, aujourd'hui, c'est en grande partie Google. » Et c'est bien là le fond du problème.

Raphaël Balenieri et Florian Dèbes

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