Après avoir brassé l'argent des autres, et notamment des fonds non déclarés aux impôts quand il était banquier chez UBS, Bradley Birkenfeld est lui-même devenu un homme riche, très riche... Ses révélations aux Etats-Unis sur le système de fraude et d'évasion fiscale mis en place selon lui au sein de la première banque suisse lui ont permis de recevoir un énorme chèque de la part du fisc américain. L'équivalent de près de 80 millions d'euros. L'homme a néanmoins fait de la prison et, alors que s'ouvre ce lundi 8 octobre le procès de la banque à Paris, son livre, Le banquier de Lucifer (éditions Max Milo), sort ce jeudi en France.

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La couverture du livre publié par Bradley Birkenfeld à la veille du procès UBS (éd. Max Milo)

La couverture du livre publié par Bradley Birkenfeld à la veille du procès UBS (éd. Max Milo)

© / DR

A l'aide de nombreuses anecdotes et de scènes à la fois cocasses et accablantes, Birkenfeld, qui avait témoigné devant les juges français et qui préfère se présenter en lanceur d'alerte qu'en repenti, livre un récit alerte et pittoresque, où la mégalomanie, l'avidité et la transgression entretenues au sein du géant bancaire suisse se fracassent contre nos lois et l'intérêt général. Comment UBS draguait dans les tournois de golf ou les soirées à l'opéra pour inciter de riches clients à ouvrir des comptes en Suisse. Comment les émissaires de la banque prenaient des précautions dignes d'espions sous couverture pour franchir les frontières sans se faire pincer. Comment les documents officiels de la banque prescrivaient à ses salariés de faire exactement le contraire de ce pourquoi ils avaient été embauchés... De l'argent qui fait tourner les têtes aux interrogatoires du FBI, passant des séjours dans des palaces à ceux dans une prison fédérale: grandeur et décadence d'un cadre du système occulte de la finance. En voilà des bonnes feuilles inédites.

Le 2 octobre 2001, Bradley Birkenfeld fait son entrée chez son nouvel employeur, la banque UBS à Genève. Il n'y aucune plaque à l'entrée de cet élégant édifice de 5 étages.

D'emblée, je compris que les choses seraient différentes de ce que j'avais connu chez Crédit Suisse ou chez Barclays ; là-bas, quand j'y étais, les négociations avec les clients à l'étranger se faisaient avec aplomb et sans que rien n'indique ouvertement que quoi que ce soit que nous faisions puisse être mal vu ailleurs. Les gens qui étaient chez UBS savaient que leurs bénéfices étaient remontés, ou plus exactement, hissés des eaux boueuses des interstices échappant à la législation fiscale et ils ne faisaient pas semblant du contraire. Il fallait de multiples autorisations pour obtenir de franchir le front desk (c'est-à-dire les activités qui étaient en relation avec la clientèle) pour aller au deuxième étage, où trente banquiers, gérants de patrimoine, et leurs secrétaires, travaillaient au North American Desk, le desk Amérique du Nord, un open space ressemblant beaucoup à la salle des marchés de State Street. Sauf que ce n'était pas un club d'anciens élèves de Boston ; les banquiers étaient habillés comme des mannequins de GQ, le Elle américain pour hommes, les bureaux étaient imposants et bien rangés, les fauteuils et les divans, en velours de luxe et les chiffres des marchés actions ruisselaient le long d'écrans plats comme s'ils étaient tout droit sortis de Matrix. Des bars roulants étaient garnis d'alcools forts pour que les gens restent contents quand ils faisaient chauffer à blanc les lignes téléphoniques, et comme les Suisses ne pouvaient pas obtempérer au mot d'ordre paranoïaque "Interdiction de fumer", la fumée de cigare passait en volutes à travers des conversations polyglottes qui tournaient autour de clients VIP, de déjeuners gastronomiques et du Net New Money [le volume d'argent frais ramené à la banque grâce aux activités de ses employés]. Il était impossible d'aller quelque part à côté d'un ordinateur sans mots de passe à plusieurs niveaux. L'endroit me rappelait une cellule d'espionnage de la CIA du temps de la guerre froide. J'aimais ça.

Bradley Birkenfeld, qui avait dénoncé au fisc américain des milliers de fraudeurs fiscaux, fuit les médias à sa sortie du tribunal fédéral de Fort Lauderdale en Floride, le 21 août 2009

Bradley Birkenfeld fuit les médias à sa sortie du tribunal fédéral de Fort Lauderdale en Floride, le 21 août 2009

© / afp.com/Joe Raedle

Le premier jour de mon travail, on me remit une liste de noms de titulaires de comptes secrets qui m'avaient été affectés pour que j'en assure le service. Quelques-uns d'entre eux, de grosses huiles du monde de l'entreprise, me firent sourire de plaisir. L'un d'entre eux, Abdullah Ben Laden, demi-frère du désormais tristement célèbre Oussama, avait 14 millions de dollars sur un compte secret, mais trouver sa trace pour discuter de ses investissements ne serait pas chose aisée. Il avait résidé dans la région de Boston, avec d'autres membres du clan OBL. Juste après le 11 septembre, alors que tous les vols commerciaux étaient cloués au sol aux États-Unis, l'administration Bush les fit tous s'éclipser par jet privé. Mes nouveaux clients allaient être très intéressants.

Un client a quelques centaines de milliers d'euros à cacher dans son coffre chez UBS. C'est toujours le même cérémonial...

Il est attendu par une berline noire Mercedes aux vitres fumées qui l'emmène en un éclair au Ritz-Carlton hôtel de la Paix, où il y a des fleurs fraîches et des fruits tropicaux dans sa suite de rêve qui donne sur le lac Léman, avec une boîte de chocolats suisses Frigor. Je passe le prendre à 7 heures du soir, en exprimant mes plus vifs regrets sur le fait que sa femme n'a pas pu venir et lui suggère de lui acheter un présent digne de ce nom. D'abord, nous dînons au Comptoir, restaurant classe qui sert une cuisine française stupéfiante. Vers 9 heures, il a déjà bu quelques verres, je lui suggère donc d'aller voir les "jolies filles" du Velvet. C'est un cabaret de luxe, très haut de gamme, qui, comme par hasard, a une "piste de danse" discrète dans un coin. (...)

Le matin, quand je passe le prendre, Monsieur Client a l'air de ce chat proverbial qui mange des canaris. Il est dans un état second quand nous roulons vers le 16 rue de la Corraterie [les locaux d'UBS où travaille Birkenfeld] dans l'une de mes Ferrari, je l'escorte, lui et son porte-documents, en lui faisant traverser le hall d'entrée puis un sol en marbre poli, en passant des piliers qui ressemblent à des tours, de grandes fenêtres ornées de barreaux en fer forgé et des caméras de sécurité partout. Nous prenons l'ascenseur pour monter à une charmante salle de réception privée. Une fille rousse entre en portant un plateau d'argent avec des piles de croissants frais, des fruits et de l'expresso. Une autre fille blonde fait une apparition en poussant un compteur de billets sur un chariot roulant. Elle porte un chemisier en soie près du corps, une jupe courte grise et a des jambes interminables avec des extrémités à talons. Monsieur Client ouvre son porte-documents et lui remet deux piles généreuses de billets de 100 dollars. Elle sourit et fait passer son argent dans le compteur de billets, comme un sniper mitrailleur manucuré. Tac-tac-tac-tac-tac-tac. "Ça fait 200 000", dit-elle en empilant le tout avec soin et en faisant rouler l'argent vers la sortie. Puis je tends à Monsieur Client une liasse de formulaires et de contrats qu'il lit à peine, mais je m'assure que sa signature est apposée aux bons endroits.

Ensuite, nous descendons un long couloir ; il se termine par un bureau qui trône sur un tapis persan de luxe, ou un agent de sécurité, en costume-cravate (un beau costume) sourit et ouvre les portes d'un ascenseur en laiton brillant et nous descendons deux étages pour arriver au sous-sol. L'antichambre qui vient ensuite ressemble à l'accueil VIP de Fort Knox, avec un autre tapis persan, des fauteuils en cuir avec des chromes, des vases Ming, des caméras de surveillance, deux employés, des femmes, qui traitent les opérations derrière un comptoir qui nous arrive à la poitrine, une porte gigantesque fermée par une serrure à minuterie, et une fois passé tout ceci, quatre étages souterrains de coffres-forts en acier poli qui sont autant de coffres de dépôt. Certains de ces coffres sont assez larges pour accueillir un Monet dans son cadre, tandis que d'autres ne sont conçus que pour de petites pierres précieuses de grande valeur. Le loyer annuel minimum du coffre le plus petit est de 500 francs suisses, mais ceci n'impressionne pas Monsieur Client qui choisit une taille plus grande. Il produit son passeport et remplit une petite carte blanche qui porte son numéro de compte et son nom de code, choisis au hasard par ordinateur. Puis il signe la carte et reçoit deux clés en argent du coffre. Un autre garde apparaît, on entend la serrure ronronner, les clés faire un bruit de métal et nous sommes escortés jusqu'à la salle des coffres, où Monsieur Client, son porte-documents et son grand coffre en acier poli passent un moment ensemble, dans une salle scellée. À ce que je sais, il a des lingots d'or ou des bouteilles d'ecstasy à planquer dans son coffre. Mais qui s'en soucie ? Il ressort avec son porte-documents vide. Les employés récupèrent la clé de son coffre-fort ; c'est la dernière chose qu'il a besoin d'avoir sur lui. S'il veut y avoir accès, il faudra qu'il revienne montrer le bout de son nez.

Birkenfeld va faire exploser le secret bancaire devant des sénateurs américains effarés

La première séance devant le Sénat dura neuf heures, avec une demi-heure pour déjeuner. Au bout de la première heure, ils avaient les sourcils arqués et les yeux exorbités. Ces types étaient des experts en droit fiscal travaillant pour l'État, et ils savaient qu'ils avaient été arnaqués pendant des années, mais ils n'avaient aucune idée de la méthode employée. Ils me regardaient comme s'ils avaient été présidents d'une banque du sang dont on aurait drainé les précieux liquides pendant des décennies, et là, j'étais en train de leur raconter la véritable histoire de Dracula.

Certains ont prétendu que Bradley Birkenfeld n'en savait finalement pas autant que cela, et que même sans mon alerte, le fonctionnement secret des banques suisses se serait effondré de lui-même. Eh bien Bob Roach et le Sénat ne seraient pas d'accord avec cette thèse. Ils étaient terriblement attentifs et je vous conseille de l'être aussi parce que ce passage est le noeud de toute mon histoire, le moment où je siffle l'alarme à pleins poumons.

À présent, je vais vous dire ce que je leur ai dit. Lisez attentivement pour être sûr qu'il ne s'agit en aucun cas d'une tentative d'accréditer la rumeur avec des histoires à sensation. Je leur ai dit tout ce que je savais, en les faisant passer pas à pas par toute la boue que j'avais péniblement traversée depuis des années. Je leur ai dit la vérité morceau par morceau, tandis qu'ils m'écoutaient comme si j'étais en train de dépouiller un hippopotame sur leur table en acajou impeccable et brillante. Mon nom est cité de nombreuses fois dans les rapports du Sénat américain du 17 et du 25 juillet 2008. Je suis également reconnu comme celui qui a remis au sous-comité Levin du Sénat d'innombrables documents et stratégies internes d'UBS.

Tout d'abord, je leur ai expliqué ce que les banquiers d'UBS faisaient, comment ils le faisaient et depuis combien de temps ils le dissimulaient. Puis, je leur ai décrit les sites physiques et les opérations de toutes les agences concernées d'UBS relevant de son activité de banque privée, à Genève, à Lugano et à Zurich. Ensuite, je leur ai remis un papier long comme le bras avec le nom de tous les banquiers privés d'UBS - noms complets, numéros de téléphone, e-mails, codes UBS internes et toutes les villes où ils avaient travaillé. Puis, en guise de bouquet final de ce feu d'artifice, je leur ai livré les noms de tous les cadres dirigeants d'UBS impliqués dans les activités américaines offshore, avec à l'appui un organigramme des fonctions dans l'organisation d'UBS. J'ai fait aussi le lien avec les bureaux et le personnel d'UBS aux États-Unis qui contribuaient à faciliter et à perpétuer cette fraude massive qui flouait l'État américain.

"Je suggère, dis-je, non, en fait, j'insiste pour que le ministère de la justice, l'IRS et la SEC comparent l'intégralité de ces listes téléphoniques avec celles de la Sécurité intérieure." Je leur faisais les mêmes suggestions que celles que j'avais proposées au ministère de la Justice.

"Pour quelle raison, monsieur Birkenfeld ? demanda Bob Roach.

-- Parce que les passeports de tous les banquiers privés d'UBS ont été scannés lors de précédentes visites aux États-Unis. Vous allez voir apparaître des correspondances très intéressantes."

Les membres du sous-comité se lançaient des regards intrigués et griffonnaient des notes. La sténotypiste continuait de taper.

"Mais parlons un peu des actifs", dis-je en feuilletant des papiers. "Le nombre total des comptes américains ouverts chez UBS en Suisse, et dont UBS assure la tenue en Suisse, est de dix-neuf mille."

On aurait pu entendre une mouche voler dans la salle.

"Et, poursuivis-je, le total des actifs figurant sur ces comptes américains, acquis et investis par UBS en Suisse, est de 20 milliards de dollars."

Tous avaient les yeux qui clignaient. L'un des membres du comité qui portait des lunettes, les ôta et les essuya, dans un geste presque comique, comme si cela allait lui permettre de mieux m'entendre.

Pour échapper à une interdiction d'exercer sur le territoire américain, UBS accepte de dévoiler des noms de citoyens des Etats-Unis ayant fraudé le fisc grâce à elle, et règle une amende de 780 millions de dollars.

Le 30 avril 2009, devant un tribunal de district de Floride, UBS répondit enfin à la procédure "John Doe" et révéla les noms de quatre mille cinq cents Américains titulaires de comptes secrets. C'est-à-dire quatre mille cinq cents sur dix-neuf mille titulaires de comptes, je vous laisse faire le calcul. La liste était très sélective, elle ne mentionnait aucune personnalité importante. Il ne s'agissait que de minuscules fonds en fiducie, de médecins, de propriétaires de petites entreprises, et de millionnaires enrichis par leurs propres moyens. Aucun homme politique, aucun homme de pouvoir, aucun bailleur de fonds de campagne électorale, aucun sous-traitant de la défense, aucun lobbyiste. Des agneaux sacrifiés. Un blanchiment et un deal hyperastucieux aussi bien pour UBS que pour les titulaires des comptes. Leur nom resterait dans l'anonymat à condition qu'ils acceptent de participer au programme d'autodénonciation de l'IRS [le fisc américain], de rapatrier leurs fonds et leurs valeurs mobilières et de payer des pénalités et des amendes à l'IRS. Les actifs récupérés s'élevèrent à 12 milliards de dollars et des poussières, de l'argent américain revenant dans les banques américaines.

En toute modestie, c'est moi qui ai fait rentrer cet argent. De rien, Amérique. Ravi d'être utile.

Mais UBS avait déjà payé ses 780 millions de dollars de pénalités. Ils ne pouvaient pas être jugés à nouveau et leur peine ne pouvait pas être recalculée. La double peine, vous savez. L'accord secret d'Hillary Clinton et de Micheline Calmy-Rey [ministre des Affaires étrangères suisse entre 2003 et 2011] avait donné de bons résultats pour toutes les parties concernées et maintenant, tout était empaqueté comme un cadeau avec un petit plus. UBS avait dû organiser une fête à Zurich. "On ne paie qu'une fois."

Le banquier de Lucifer, par Bradley Birkenfeld, éditions Max Milo, sortie le 4 octobre 2018.

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