Elle parle doucement, cherche ses mots parfois. On l’écoute raconter, et on ne peut que se demander, naïvement sans jamais trouver la réponse, comment est-ce possible ? Ramia Daoud Ilias avait à peine 12 ans, quand, avec toute sa famille, elle a été enlevée dans son village du Sinjar en Irak par les hommes de Daech. Arrachée à sa famille, parce qu’ils sont yezidis. Pendant plus d’un an, elle a vécu ce que d’aucun ne pourrait supporter, la tyrannie primaire, la folie collective. Séquestrée, torturée et violée, tant de fois, par des hauts dignitaires de l’organisation terroriste. Forcée à se convertir à l’Islam, forcée à réciter les sourates du Coran comme pour effacer toute une culture.

Kidnappée à l'âge de 12 ans

Aujourd’hui réfugiée en Allemagne - elle est parvenue à s’enfuir par la fenêtre avec deux autres otages en nouant des draps les uns aux autres- elle tente peu à peu de se reconstruire, cherchant à rattraper une adolescence qui lui été volée, loin de sa famille. Y arrivera-telle ? Son père et trois de ses frères ne sont pas revenus, sa mère et sa petite sœur, échangées contre une rançon, sont restées en Irak. Dans Prisonnières (éditions Stock, sortie le 3 octobre) rédigé avec les journalistes Antoine Malo et Alfred Hackensberger, elle livre un témoignage bouleversant. Un récit à deux voix. Le sien et celui de sa mère. Un chapitre après l’autre, chacune raconte leurs détentions- elles n’avaient alors aucune nouvelle ni de l’une ni de l’autre.

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Un témoignage absolument nécessaire, si un jour ces massacres étaient officiellement reconnus comme un génocide. Ils sont des milliers de Yezidis à avoir été enlevés. La moitié n’a toujours pas été retrouvée. Avant de commencer l’entretien, Ramia, 17 ans aujourd’hui, sort un petit paquet de son sac. À l’intérieur, un bout de tissu. Elle y a cousu, alors qu’elle était prisonnière, quatre rangées de cœurs au centre desquels elle a inscrit le nom de chaque membre de sa famille. « Quand j’étais là bas, j’ai eu peur d’oublier toute ma famille, dit-elle. Alors j’ai cousu leur nom pour que ça n’arrive pas. » Elle ne s’en sépare jamais.

Vous aviez 12 ans, quand vous avez été enlevée, quel souvenir gardez-vous de votre vie d’avant ?

Avant tout était normal. J’allais à l’école, je m’amusais avec mes cousins…C’était bien. Oui c’était normal.

Le califat a été proclamé en juin 2014. Que saviez-vous de Daech au moment de votre enlèvement en août ? Vous en parliez en famille ?

J’en ai entendu parler une fois à la télé, au moment où ils sont entrés à Mossoul. Nous étions à la maison. J’ai eu peur, j’ai commencé à pleurer, mon père ne m’a plus laissé regarder. Il a éteint la télé. Et puis un jour en août, ils sont arrivés, à ce moment-là, j’étais chez mon oncle. J’ai dit à mon père : « Ne t’inquiète pas. Je me tuerais plutôt que de rester entre leurs mains. »  

J’ai dû m’asseoir sur le lit et embrasser sa main. Il a dit : "Je suis Al Baghdadi, le chef de Daech."

Vous avez été la prisonnière de plusieurs hommes. Contrairement à votre mère vous n’étiez pas revendue, mais passée de bourreau en bourreau... Et un jour, chez l’un d’eux, vous avez vu le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi ?

Ce jour-là, j’ai pensé que je ne reverrais plus jamais mon père. Quand il est entré, j’ai dû m’asseoir sur le lit, et embrasser sa main. Il a dit : « Je suis Al Baghdadi, le chef de Daech. » Mais c’est bien après que j’ai compris qui il était vraiment. Les hommes autour de lui étaient très silencieux, ils faisaient tout ce qu’il ordonnait, ils avaient l’air soumis, la tête baissée. Seul lui parlait. Puis il m’a dit : « Tu ne dois pas raconter ce que tu vois ici. » Après il est reparti. 

Vous racontez que ces hommes vous ont obligée à prendre une pilule. Vous aviez compris pourquoi on vous la donnait ?

Non je ne savais pas pourquoi. C’était le premier jour, le premier homme. Je ne voulais pas la prendre, mais il criait. Il m’a dit qu’ils allaient me marier, mais je ne voulais pas, je pleurais. Il me battait, j’ai essayé de sortir. Puis il m’a enfermée. Il m’a attachée sur le lit, les pieds et les mains. Et il m’a violée, c’était la première fois.

(Ndlr : Dans son livre, Ramia raconte qu’on l’a forcée à avaler une pilule contraceptive, jusqu’au jour où l’un de ses bourreaux, un autre, lui a ordonné de ne plus la prendre. Elle est tombée enceinte. Mais pour déclencher une fausse couche, elle s’est volontairement jetée dans les escaliers.)

Des jeunes filles comme vous, mais avec des bébés, vous en croisiez souvent ?

Oui j’en ai vue. Quand ils allaient au combat, ils rassemblaient toutes les filles dans une même maison. C’est à ce moment-là que je les voyais. Tous les types ne donnaient pas la pilule. Ils voulaient des enfants pour mettre au monde de nouveaux soldats.

Vous avez essayé de vous échapper…

Oui une fois. Je me disais que sinon je ne pourrais pas survivre. Tous les soirs, je mourrais un peu plus.

Aujourd’hui je ne dors toujours pas sans lumière. La nuit je fais des cauchemars. Ils sont là dans mes rêves

À votre retour, vous avez vite été admise avec l’un de vos frères dans un programme d’aide aux Yezidis en Allemagne…

Oui c’est une chance. Ici je découvre des nouvelles choses, comme la nourriture chinoise, j’étudie pour devenir médecin plus tard. Et ma famille n’arrête pas de me dire qu’ils ne nous attraperont plus jamais. Mais comment en être sûre ? Je connais une fille qui s’est retrouvée nez à nez avec son bourreau en Allemagne. Comme si ça ne pouvait pas s’arrêter. Aujourd’hui je ne dors toujours pas sans lumière. La nuit je fais des cauchemars. Ils sont là dans mes rêves. Et ma mère me manque. Elle vit si loin de moi.

Dans le livre vous dites : « Il est impossible que je tombe amoureuse. Aucun homme ne voudra de moi »… 

Je ne veux être avec personne, pas maintenant. Pas d’amour. Mais je ne sais pas ce que je ressentirai dans 5 ou 10 ans.

 * Prisonnières de Adoul Abdou Haji et Ramia Daoud Ilias. Ed. Stock. Parution le 3 octobre