Voitures autonomes : vers un carambolage des responsabilités ?
Nous sommes en 2041 et les victimes de voitures autonomes accidentées dans un carambolage demandent réparation. Un procès du futur organisé ce jeudi.
Par Laurence NeuerTemps de lecture : 4 min
Nous sommes en février 2041. L'hiver est rigoureux et les routes sont verglacées. Monsieur Vigi, qui voyage à bord de son véhicule autonome, aperçoit une voiture foncer sur lui à vive allure. Il actionne le bouton d'urgence pour éviter l'accident. Cette manœuvre engendre un carambolage spectaculaire faisant quelque 1 000 victimes, dont 50 morts et une centaine de blessés graves. Ce scénario intitulé « le carambolage du siècle » donnera lieu à un procès futuriste soulevant des questions inédites : l'accident a-t-il été causé par une erreur humaine ? Faut-il incriminer l'intelligence artificielle embarquée, dotée depuis 2040 de la personnalité juridique ? L'État, qui a mis en place le système de circulation interconnecté, a-t-il une part de responsabilité ?
Ce « procès de l'intelligence artificielle (IA) », organisé par l'association des Jurisnautes en partenariat avec l'Anssi et la revue Dalloz, se tiendra à la cour d'appel de Paris le jeudi 4 octobre dans le cadre de la Nuit du droit. Magistrats, avocats, professeurs d'université et chercheurs défendront les positions des parties impliquées, et le verdict sera rendu dans la soirée. Il sera diffusé en direct sur la webtélé Acteurs publics, partenaire de l'événement.
L'un des promoteurs et acteurs de ce procès, Gérard Haas, avocat spécialiste en droit des nouvelles technologies, répond aux questions du Point.
Le Point : Quelles grandes questions juridiques ce procès soulève-t-il ?
Gérard Haas : Il y en a trois. Tout d'abord, en appuyant le bouton « stop » de sa voiture, monsieur Vigi a-t-il repris le « contrôle » de son véhicule ou a-t-il simplement donné l'alerte au système d'IA qui aurait dû alors réagir en conséquence ? C'est une question fondamentale, car la notion de « conduite » d'un véhicule sous contrôle d'une technologie va bien sûr se poser. Deuxième point : l'IA peut-elle s'exonérer en invoquant une « circonstance exceptionnelle » ? Ici, les conditions météo sont mauvaises, mais elles font néanmoins partie des éléments du système à réguler en amont. Dernier point : pourquoi les autres voitures se sont-elles percutées ? Le système d'interconnexion des voitures a manifestement dysfonctionné. Ce bug fait-il partie des risques liés au système ? S'agit-il d'une anomalie imputable au programmeur ?
Vous défendrez les victimes dans ce procès fictif : la loi Badinter de 1985 les protégera-t-elle encore en 2041 ?
En dépit de ses 56 ans d'âge, la loi Badinter n'est pas démodée. Ce texte prévoit un régime spécial de responsabilité en matière d'accidents automobiles afin d'obtenir l'indemnisation quasiment systématique et rapide des victimes, et elle a été réformée en prévision de l'intégration des « AutoNoms » sur la voie publique. La distinction conducteur/passager a été supprimée, remplacée par un régime unique d'indemnisation de l'usager/victime. Ce régime s'applique dès lors qu'un véhicule terrestre autonome est « impliqué » dans un accident. Dans le cadre d'un carambolage, est « impliqué » tout véhicule entré en contact avec un autre. Il faut savoir que la catégorie de « véhicule terrestre à moteur » est entendue très largement par la jurisprudence qui y intègre notamment les moissonneuses-batteuses. Il est évident que l'AutoNom en fait partie. Par conséquent, la loi désignant comme responsable la personne physique ou morale l'ayant mise en circulation, les victimes sont à mon sens fondées dans leur demande d'indemnisation de leurs préjudices auprès des assureurs des responsables.
Quels arguments les parties adverses vont-elles vous opposer pour échapper à leurs responsabilités ?
Elles vont tenter de démontrer que les conditions climatiques étaient mauvaises (I), qu'en appuyant sur le bouton stop, il y a reprise de la conduite (II) et donc que l'erreur est humaine (III), qu'il appartenait aux usagers d'être vigilants (IV), que l'IA n'est pas responsable, car les informations ont mal circulé (V), etc. Le parquet demandera la mort de l'IA ou sa castration numérique… Bref, nous avons fait preuve d'imagination et d'audace. Nos « clients » seront bien défendus !
Quel message souhaitez-vous faire passer au travers de ce procès ?
L'association Les Jurisnautes que je copréside a été constituée pour alerter le public et les pouvoirs publics sur les conséquences que les technologies pourraient produire sur la société si l'on fait aveuglément confiance à ceux qui les proposent. Il posera la question de savoir s'il faut déléguer tout ce qui relève de l'humain à des machines. Va-t-on trop loin dans l'autonomie conférée aux machines ? Et plus particulièrement dans le cas des voitures, doit-on abandonner la conduite à des systèmes qui nous conduiront ? Les voitures, c'est le joujou de l'homme : nos villes ont été construites pour elles. Quand elles deviendront de simples navettes ou tramways qui nous déplacent, sans que l'on puisse agir sur cette conduite, on nous enlèvera une grande part de liberté. C'est cette liberté, avec l'éthique, la sécurité et la fiabilité des technologies, qui seront au cœur de ce grand procès.
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