Des insectes pour transformer un champ en OGM : l'inquiétant projet de l'armée américaine

Des insectes pour transformer un champ en OGM : l'inquiétant projet de l'armée américaine
Des cicadelles qui transmettent des virus néfastes au maïs pourraient être utilisées comme vecteurs de "virus OGM" (STEPHEN AUSMUS/AGRICULTURAL RESEARCH SERVICE  VIA WIKIMEDIA COMMONS)

Des insectes transportant des virus capables de modifier génétiquement des récoltes ? Le projet est dénoncé par un groupe de scientifiques.

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Le projet semble tout droit sorti du tiroir d'un collectionneur de théories de la conspiration. Imaginez une grande puissance militaire lançant dans les champs des insectes porteurs de virus capables d'éditer les gènes des céréales qui y poussent. De l'OGM instantané, en quelque sorte. De quelles modifications s'agit-il ? Dans quel but agir ainsi ? Ce sont des questions légitimes, et les réponses qui y sont pour l'instant apportées n'ont rien de rassurant.

Ceux qui mettent aujourd'hui ces projets sur le devant de la scène sont cinq chercheurs, spécialistes en biologie, en maladies infectieuses, en génétique et en droit. Dans une tribune qui vient d'être publiée dans la revue "Science", ces scientifiques, emmenés par le Dr. R.G. Reeves, du département de génétique évolutionnaire de l'Institut Max Planck (Allemagne), font part de leurs inquiétudes sur les utilisations potentielles de telles technologies. Dans le collimateur, la Darpa, agence de recherche de pointe du département américain de la Défense, et certaines recherches qu'elle finance.

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Editer les chromosomes dans les champs

Le programme de recherches qui suscite ces réactions peut s'expliquer en deux volets. La première partie de la technologie envisagée est l'édition des chromosomes de plantes en direct, en pleine nature. Pour cela, des virus spécialement conçus en laboratoire pour cette tâche vont aller "infecter" les plantes-cibles. Un virus peut naturellement contaminer des cellules en les forçant à incorporer leur matériel génétique, ce qui lui sert à se reproduire en utilisant les ressources du corps infecté.

En utilisant cette propriété, des scientifiques peuvent "programmer" le virus pour emmener une séquence précise d'ADN dans l'organisme visé, en l'occurrence une plante. Celle-ci va incorporer la séquence en question dans ses propres gènes, et deviendra un organisme génétiquement modifié.

La seconde partie consiste à transporter les virus jusqu'aux récoltes visées. On pourrait imaginer une dispersion classique, en utilisant les mêmes méthodes que celles que les paysans emploient pour asperger leurs champs de pesticides. Mais ce n'est pas l'option retenue dans ce scénario. Ici, ce seront des insectes infectés par les virus modificateurs qui vont les transporter dans les champs pour qu'ils contaminent les récoltes.

Les recherches ont déjà commencé

Ce programme, qui alimente les inquiétudes, est baptisé "Insect Allies" (alliés insectes). Avec lui, la Darpa voudrait pouvoir contrecarrer toute menace naturelle ou artificielle contre la chaîne alimentaire américaine, et notamment les récoltes.

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Des chercheurs de l'université de Caroline du Nord, impliqués dans des recherches financées par la Darpa dans le cadre d'Insect Allies, évoquent "une nouvelle technologie capable de sauver une récolte en cours d'un désastre généralisé imminent, que ce soit une sécheresse, des nuisibles ou une maladie". La technologie en question "fournirait un antidote transporté par des insectes contre ce qui touche la plante en cours de croissance".

"Insect Allies cherche à réduire l'impact de ces incursions en appliquant des thérapies ciblées sur des plantes à maturité avec des effets qui s'exprimeraient à des échelles de temps pertinentes, à savoir en une seule saison," explique la Darpa. Et elle évoque clairement un système de transfert de virus par l'intermédiaire d'insectes...

"Historiquement, la modification génétique de plantes n'a été effectuée que sur des embryons végétaux à l'intérieur de laboratoires", explique Blake Bextine, le responsable du programme à la Darpa.

"Transformer des plantes à maturité en masse serait un énorme accomplissement et paverait la voie pour de futures avancées en agriculture."

Les expérimentations sont déjà sur les rails. L'an dernier, par exemple, une équipe de plusieurs universités et instituts de recherche a reçu un financement de 10,3 millions de dollars (près de 9 millions d'euros) sur 4 ans pour un projet baptisé "Viper". Son but ? Développer des virus susceptibles d'agir sur le maïs, et l'associer à des pucerons et à des cicadelles "afin de pouvoir les déployer rapidement pour changer l'expression de gènes dans des plants de maïs à maturité".

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Au total, trois équipes de chercheurs ont ainsi été financées par la Darpa, pour un total d'environ 27 millions de dollars (près de 23,5 millions d'euros).

Pour l'instant, il s'agit de recherches en laboratoire et en serres, et les responsables du projet assurent que "dans le cadre de cette étude, aucun virus, insecte ou plante génétiquement modifiés ne seront relâchés dans l'environnement". Une précaution oratoire qui souligne bien les préoccupations du public en la matière.

Des pucerons pourraient aussi être utilisés comme vecteurs de virus modifiant génétiquement les récoltes (harum.koh/Wikimedia Commons)

Des inquiétudes légitimes

Le programme Insect Allies, qu'il soit à visée civile ou militaire, soulève de nombreuses questions que le Dr Reeves et ses collègues ne manquent pas de développer. "Les implications réglementaires, biologiques, économiques et sociétales de disperser de tels agents environnementaux d'altération génétique dans les écosystèmes sont profondes", soulignent les auteurs de l'article de "Science".

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Ils s'inquiètent, entre autres, de la possible arrivée sur les marchés d'organismes susceptibles d'avoir été génétiquement modifiés de cette façon. Ils mettent aussi en avant "les inquiétudes que pourraient exprimer les producteurs de semences sur la protection de leurs locaux", ainsi que par "la manière dont pourraient coexister différentes techniques agricoles" si ces technologies étaient déployées dans la nature.

On peut facilement comprendre que si on lâchait des insectes porteurs de "virus à OGM" dans un champ donné, l'absence de contamination du champ d'à côté, exploité par un agriculteur biologique, serait aussi difficile à imaginer que l'arrêt du nuage radioactif de Tchernobyl à la frontière française − même si les insectes ont une durée de vie "programmée" de seulement deux semaines, comme le souhaite la Darpa. Le fait que des chercheurs participant à ces recherches assurent que les modifications génétiques destinées à sauver une récolte en cours "ne seront pas passées à la génération suivante" pourrait en rassurer certains. Ou pas.

Les cinq chercheurs n'entrent pas dans le débat sur l'opportunité des OGM et leurs possibles bénéfices. La question qu'ils se posent concerne le mode de diffusion des modifications génétiques. Pour eux, la Darpa aurait très bien pu opter pour des moyens "traditionnels".

"La seule justification qui a été avancée dans les documents publics est que la pulvérisation aérienne réclamerait des infrastructures qui ne sont pas disponibles pour tous les agriculteurs", détaillent les auteurs. "Même si cela pourrait fournir une faible justification d'efficacité financière pour les agriculteurs de pays en développement, elle est difficilement crédible si on l'applique à la grande majorité des agriculteurs aux Etats-Unis."
Ils relèvent en revanche une mention de "réponse à des menaces non précisées introduites par des acteurs étatiques ou non étatiques."

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Porte ouverte aux armes biologiques ?

Autre inquiétude, de taille, des chercheurs :

"Ce programme pourrait être largement perçu comme un effort pour développer des agents biologiques et leurs moyens de diffusion pour des motifs hostiles. Ce qui, si cela était vérifié, constituerait une violation de la Convention sur l'interdiction des armes biologiques."

Les cinq scientifiques pensent donc que "jusqu'à ce que la Darpa fournisse des explications solides et adéquates pour la nécessité d'obliger à une dispersion par des insectes lors d'applications agricoles de routine ou d'urgence," le programme Insect Allies risque d'être perçu comme une tentative de développer "une nouvelle classe d'armes biologiques".

Ils se défendent de toute intention antimilitariste : "Nous n'affirmons pas que le programme Insect Allies est mal conçu parce qu'il est financé par les militaires", mais parce qu'il pourrait "générer des armes prévisibles et d'action rapide avec les moyens de les diffuser, capables de menacer virtuellement toute espèce cultivée". Le Dr Reeves et ses collègues n'excluent pas que la Darpa puisse réagir à des renseignements spécifiques sur les objectifs d'un autre pays, mais à l'inverse, annoncer Insect Allies "pourrait inciter d'autres pays à développer leurs propres capacités dans ce domaine".

Il y a aussi un risque de dissémination... de l'information. Si la Darpa envisage de ne pas restreindre la publication des recherches de ce programme, ses données pourraient alors constituer "un manuel d'instruction préliminaire" sur la manière de développer des armes biologiques "visant en premier lieu le maïs". L'enfer pavé de bonnes intentions ?

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Darpa, Internet, GPS et avions furtifs

Le premier ordinateur connecté à Arpanet, l'ancêtre d'Internet financé par la Darpa, en 1969. (Andrew "FastLizard4" Adams/Wikimedia Commons)

Mais qu'est donc la Darpa ? Cet organisme, dépendant du ministère de la Défense des Etats-Unis, date de la fin des années 1950. Il aurait été formé, dit-on, en réaction à l'envol du premier satellite artificiel Spoutnik 1, une réalisation donnant un avantage à l'Union soviétique en pleine guerre froide.

Depuis, les différentes recherches que cette agence a financées (son budget prévisionnel 2019 est de 3,44 milliards de dollars, presque 3 milliards d'euros) ont bien sûr produit des outils pour l'armée américaine. Elle a par exemple mis au point les prototypes de plusieurs générations d'avions furtifs.

Les projets soutenus par la Darpa ont aussi donné des résultats qui ont complètement transformé notre vie civile quotidienne. Internet ? Le réseau mondial est l'évolution d'Arpanet, qui a été à l'origine conçu comme un moyen de maintenir un réseau de communications fonctionnel en cas de guerre nucléaire. L'ancêtre du GPS, c'est aussi la Darpa.

Aujourd'hui, l'agence s'intéresse toujours à la technologie de pointe : exosquelettes pour les soldats, intelligence artificielle... et même des insectes dont le vol est contrôlé par radio.

Jean-Paul Fritz

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