Après l'“Envoyé spécial” sur les Ehpad, pressions et intimidations sur les salariés

A la suite de l’enquête d’“Envoyé spécial” et avant celle de “Zone interdite” sur les établissements qui accueillent les personnes âgées, une aide-soignante a été licenciée, tandis que le groupe Orpea distribue des éléments de langage à ses équipes.

Par Emmanuelle Skyvington

Publié le 06 octobre 2018 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h15

Evoquer publiquement, dans des enquêtes à la télévision, la situation des personnes âgées dans les Ehpad et dénoncer certaines pratiques, afin d’améliorer la dignité de nos ainés serait-il dangereux, notamment pour celles qui acceptent de témoigner ? Ces femmes courageuses (aides soignants, agents de service hospitalier, infirmières…) seraient-elles des nouvelles lanceuses d’alerte du quatrième âge et du rapport de notre société à l’égard des personnes en situation de dépendance ? 

C’est l’impression qui domine suite à la diffusion le 20 septembre du sujet d’Envoyé Spécial signé Julie Pichot et à quelques heures de la diffusion d’une enquête d’Elise Richard dans Zone interdite, dimanche 7 octobre sur M6. Une mise en avant dans les médias qui a d’ores et déjà eu des effets en cascade (poursuites pénales, licenciements…).

Orpea a tenté à deux reprises d’interdire la diffusion d’Envoyé Spécial

Les groupes n’hésitent pas à mettre la pression pour limiter voire tenter d’interdire la diffusion de sujets relatifs aux structures d’accueil médicalisées qu’ils dirigent. Ainsi, nous avions révélé le 11 septembre qu’une procédure en référé avait été lancée par le groupe Orpea à l’encontre de France 2 et Envoyé spécial. Le juge du TGI de Nanterre avait estimé que le film pouvait être diffusé le soir-même. Néanmoins, la société de production avait reçu la visite d’un huissier dans l’après-midi leur signifiant que le groupe faisait appel de cette décision – il sera débouté vers 19h. Le sujet avait pu être vu par plus de 2,7 millions de téléspectateurs. D’excellentes audiences qui n’incluent pas celles du replay.

Hella, 29 ans : une aide-soignante licenciée pour avoir témoigné

Pour ce genre de sujets, il est très difficile de trouver des témoins qui acceptent de s’exprimer face à la caméra. Dans l’édifiante enquête de France 2, on découvrait le témoignage d’une jeune mère, Hella Kherief, 29 ans. Parmi les séquences choquantes qu’elle avait pu vivre dans un Ehpad où elle intervenait comme aide-soignante en interim, il y avait, par exemple, la rencontre avec cette vieille dame, seule sur un palier d’ascenseur au milieu de la nuit. Totalement perdue, la résidente demandait un verre d’eau indiquant qu’elle était même prête à le payer. Plus largement, elle dénonçait les toilettes bâclées en dix minutes, le gavage alimentaire… Pour avoir protesté, la jeune femme avait été licenciée pour insubordination par le groupe Korian. Depuis, elle venait de signer un CDI dans un établissement marseillais sans aucun lien avec les précédents, mais elle était encore en période d’essai. Suite à ce reportage, son nouvel employeur y a mis fin sans explication.

Ces femmes courageuses (aides soignants, agents de service hospitalier, infirmières…) seraient-elles des nouvelles lanceuses d’alerte du quatrième âge et du rapport de notre société à l’égard des personnes en situation de dépendance ? 

Ces femmes courageuses (aides soignants, agents de service hospitalier, infirmières…) seraient-elles des nouvelles lanceuses d’alerte du quatrième âge et du rapport de notre société à l’égard des personnes en situation de dépendance ?  © AFP PHOTO / STEPHANE DE SAKUTIN

Au même moment, Isma, ex- aide-soignante, a été convoquée le 3 octobre 2018 au commissariat à Marseille pour s’être exprimée sur la situation des Ehpad du groupe Korian dans le magazine Pièces à conviction il y a un an (le 19 octobre 2017) sur France 3. Sur les réseaux sociaux, médecins et personnel soignant ont appelé à venir la soutenir.

Des éléments de langage pour rassurer les familles et les résidents

Dans les jours qui ont suivi la diffusion du reportage d’Envoyé spécial, le groupe Orpea a distribué en interne à ses équipes un texte que nous avons pu consulter. Il contient des éléments de langage et des « messages clés » pour répondre « en cas de sollicitations de familles, résidents et salariés. » Aucun mea culpa sur les situations constatées dans leurs structures, mais un discours général destiné à rassurer, calmer les esprits inquiets et « lisser » les choses. En préambule, Orpea écrit  : « Nous sommes bien conscients que ce reportage est loin de la vie quotidienne que vous partagez avec les résidents et les équipes. Nous savons que vous aurez peut-être à répondre à des questionnements et à des craintes de différents interlocuteurs. Nous tenions à vous proposer ici des éléments de réponse pour vous y aider. »

Parmi ces réponses, quelques phrases justificatives mettant en doute l’honnêteté du reportage. « Comme vous, nous avons été choqués par les images diffusées dans l’émission Envoyé Spécial. Ce reportage décrit des situations tronquées et/ou sorties de leur contexte".

Après des remarques générales générales sur la « qualité des repas » et la resturation, s’ensuivent des éléments relatifs au groupe Orpea et à sa bonne santé économique (de janvier à juin 2018, son bénéfice s'est élevé à 107,6 millions d'euros, en hausse de 11,9% pour un chiffre d'affaires en progression de 10% à 1,68 milliard d’euros, précise un communiqué de presse). « Il est vrai que le groupe Orpea est rentable ; mais il nous semble que c’est un facteur rassurant pour les familles qui nous font confiance ».

Sur la question du manque de personnel chronique qui participe à dégrader la situation des personnes dépendantes dans ces établissements, le numéro 2 français du secteur des maisons de retraite se félicite « d’un taux d’encadrement moyen supérieur à la moyenne du secteur avec plus de 64 collaborateurs pour 100 résidents » en équivalent temps plein et insiste : « Malgré les difficultés de recrutement inhérentes à notre profession, la politique du groupe Orpea a toujours été de remplacer systématiquement toute absence quelle qu’en soit la cause ».

Orpea mélange tous les personnels (administratif, encadrement, restauration, soignant...). Le reportage, lui met en cause une autre réalité : le faible taux d’encadrement « au chevet du résident » (aide soignant, aide médico-psychologique et assistant de soins en gérontologie). Celui-ci tombe à 24,5 ETP dans les Ehpad privés commerciaux (conclusion de la Mission sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes de l’Assemblée nationale des députées Monique Iborra et Caroline Fiat, paru en mars 2018). De plus, ce chiffre couvre toute la journée et tombe à un niveau très bas la nuit. De la relativité des chiffres...

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