C’est en effet l’estimation donnée par le service de police de Paris chargé de lutter contre le trafic d’êtres humains, nommé la Brigade de répression du proxénétisme (BRP). Malgré tous les efforts déployés par la police, la marge de manœuvre reste trop limitée pour pouvoir enrayer ce phénomène de manière réellement efficace, regrette le chef de la brigade, Jean-Paul Mégret. Selon lui, l’application de la loi n’est pas en cause : le problème provient avant tout de l’offre et de la demande.

Si l’offre fleurit, c’est d’une part à cause des réseaux sans scrupules de traite des êtres humains basés au Nigeria, pour lesquels la crise des migrants a constitué une opportunité en or, et d’autre part du fait de ce qu’il décrit comme une vague apparemment sans fin de jeunes Nigérianes tentant désespérément de parvenir en Europe.

Quant à la demande, continue le commissaire Mégret, il existe un nombre apparemment inépuisable d’hommes disposés à fermer les yeux sur la réalité pour profiter de rapports sexuels à bas prix. “Pour répondre à cette forte demande, jour et nuit, de services sexuels extrêmement bon marché, ces femmes sont réduites en esclavage, conclut-il. Autrefois, les services sexuels étaient vendus 20 à 40 euros, mais les tarifs sont aujourd’hui tombés à moins de 10 euros. Ces jeunes femmes sont donc forcées de multiplier les passes pour payer les réseaux de proxénètes.”

En France, la loi punit les clients et non les femmes, condamnant ainsi l’achat plutôt que la vente d’actes de nature sexuelle. Par conséquent, la police ne peut entrer en contact avec les femmes que lorsqu’ils interpellent un homme sollicitant des services sexuels, mais ce n’est pas pour autant que la communication est établie. Il faut du temps et plusieurs rencontres pour les amener à parler, car on leur a appris à ne faire confiance à personne.

La police se heurte également à une autre difficulté. En effet, les femmes sont régulièrement envoyées d’un bout à l’autre de l’Europe, ce qui empêche les autorités de constituer des dossiers assez solides pour démanteler ces réseaux. Selon le commissaire Mégret, “une jeune femme qui se prostitue à Turin devra d’abord passer par Naples et Rome, puis vendre ses services à Paris, avant de s’établir à Grenoble, pour finir à Amsterdam… Comme tout esclave, elles passent de main en main, sont revendues d’une mère maquerelle et d’un réseau à l’autre. Elles sont constamment déplacées.”

Bien entendu, il est difficile de donner des chiffres précis. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le nombre de migrants de sexe féminin débarquant en Europe en provenance du Nigeria a monté en flèche ces dernières années, passant de 1 454 en 2014 à 11 009 en 2016. Parmi elles, l’OIM estime que 80 % sont des victimes potentielles des trafiquants sexuels.

Dans le cadre de notre enquête, nous avons choisi de nous concentrer sur un seul parc dans une ville européenne spécifique. Ce que nous avons constaté nous a profondément choqués. Alignées en rang, des jeunes filles à peine sorties de l’enfance vendent leur corps pour une bouchée de pain afin de rembourser la dette qu’elles doivent aux réseaux auxquels elles appartiennent.

Nadège est l’une des rares chanceuses à avoir réussi à s’échapper. Le récit des épreuves qu’elle a subies est presque insupportable : elle nous raconte la violence, l’impuissance, les longues journées passées à accomplir un travail humiliant et accablant, tout cela pour reverser la totalité de ses gains à une mère maquerelle. La naissance de son fils lui a donné la force nécessaire pour se cacher. Depuis, elle a obtenu le droit d’asile et a trouvé un travail. Mais le réseau, dit-elle, ne lui a pas seulement volé son passé, mais aussi son avenir. “Je ne serai jamais libre parce que je ne pourrai jamais dire qui je suis vraiment”, déclare Nadège. Voilà les paroles de l’une des rares chanceuses. Les autres n’ont pas de voix du tout.

Ce reportage a été réalisé dans le cadre du CNN Freedom Project, une campagne pour mettre fin à l’esclavage moderne. Pour en savoir plus…