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Jacques Brel en 1963 : «La France a calmé mes excès, elle m'a appris la tolérance»

Jacques Brel en concert à l'Olympia le 7 octobre 1966. Rue des Archives/Credit ©Rue des Archives/ AGIP

LES ARCHIVES DU FIGARO - Le 9 octobre 1978 l'artiste belge Jacques Brel s'éteignait en France à 49 ans. Quelques années auparavant, en 1963, il revenait pour Le Figaro Littéraire sur sa création artistique, ses maîtres, la poésie...

Il y a 40 ans, Jacques Brel, auteur, compositeur et interprète, décédait, d'une embolie pulmonaire, à l'hôpital franco-musulman de Bobigny. Il est enterré au cimetière marin d'Hiva-Oa, dans l'archipel des Marquises en Polynésie française. À l'occasion d'une série de concerts donnée à l'Olympia en 1963, l'artiste accordait une interview au Figaro Littéraire, dans laquelle il revenait sur la chanson, ses deux maîtres (Trenet et Brassens), la France...


Article paru dans Le Figaro Littéraire du 9 mars 1963.

Le Flamand Jacques Brel se reconnaît deux maîtres: Trenet et Brassens

- Je suis né à Bruxelles, le 8 avril 1929, me dit Jacques Brel. Dans une famille de la bourgeoisie industrielle. Mon père était Flamand, et ma mère zinneke... En patois bruxellois, cela signifie quelque chose comme corniaud: vous savez, ces chiens sans race qui ressemblent à des fox-terriers. J'ai fait mes humanités anciennes -lettres, latin et grec.

Que devez-vous à la Flandre?

Mes couleurs. Pourquoi, comment? Je ne sais. Peut-être parce que le paysage est plat et que le ciel se promène au-dessus de lui comme un rouleau à tarte. Ce côté plat est obsédant. Et la Flandre est une chose grise, avec toutes les nuances du gris... Brassens, qui est Méditerranéen, n'a pas besoin de mots violents, car le paysage du Midi est violent. Verhaeren, au contraire. Et Ghelderode! Bruegel, Van Eyck, Hais ont mis des montagnes dans leurs tableaux. La plaine donne envie d'une enflure, d'une démesure... À Menton, on dit «je t'aime» à une fille. Mais à Ninove (Flandre), tout est gris, il pleut, il pleuvra demain, son «je t'aime», il faut presque le hurler.

Votre chanson Les Flamandes vous a-t-elle attiré des inimitiés?

Lino Ventura et Jacques Brel en 1972 dans le film «L'aventure c'est l'aventure» de Claude Lelouch. Rue des Archives/Rue des Archives/Collection CSFF

Nettement! Elle est interdite à la radio et à la télévision belges. Pourtant, à Bruxelles, je la chante. Trois ou quatre types sifflent, les autres applaudissent. II y a quelques années, l'université de Louvain, les étudiants flamands m'avaient écrit: «Si vous chantez Les Flamandes, on vous cassera la gueule.» Le directeur du théâtre, le commissaire, les gendarmes m'avaient mis en garde: «Ils ont des matraques dans leur manche.» Je l'ai chantée: ils n'ont pas bougé. Je l'ai rechantée: ils n'ont pas bougé davantage.

Que devez-vous à Paris?

Pas à Paris. À la France... Elle a calmé mes excès, elle m'a appris la tolérance. Et j'ai la faiblesse de croire qu'elle m'a enseigné l'humour.

Quelle sorte d'humour?

Mon humour était germanique, du genre «un couteau sans lame qui n'a pas de manche»... La France est le seul salon où je sois fier d'enlever mon chapeau. Elle m'a appris à ne pas me prendre au sérieux, ce qui est à la fois une source de courage et d'humour. Elle a été pour moi comme une cuillère à café qui m'aurait enlevé le nombril.

Comment écrivez-vous une chanson?

Au vrai, il arrive un moment où je n'en peux plus de ne pas l'avoir écrite. Ce qui se passe avant, je ne peux pas le définir. Elle mûrit lentement. Je la laisse en liberté, pour qu'elle rencontre des personnages, des objets... Parfois, il s'agit d'une astuce verbale, de l'exploitation d'un lieu commun: «On n'oublie rien»... D'autres fois, je trouve une mélodie à la guitare ou au piano: elle appelle des paroles. Mais le plus souvent je n'ai ni texte ni musique. Il me vient une idée, ou un paysage intérieur. Par exemple: que ferai-je, que dirai-je au moment de mourir? Comme je me sens plus paysan que citadin, je cherche une musique de la terre... Bourrée, sardane, etc. J'ai promené Le Moribond un an, ajoutant ou enlevant des personnages, comme on fait pour les santons de la crèche.

Quel rôle assignez-vous à la chanson?

...De Gaulle a un rôle, Malraux a un rôle, un chanteur de variétés n'en a pas.

La révolution se fait parfois avec des chansons.

Si ça pouvait être vrai!

Vous voyez!

Jacques Brel dans sa loge lors de la première de la comédie musicale «L'homme de la Mancha» au théâtre des Champs-Élysées à Paris, le 10 décembre 1968. Giovanni Coruzzi/©Rue des Archives/AGIP

On est là pour essayer d'être honnête et sincère. Devant certains réflexes, certains états d'esprit, j'ai envie de dire ce que je pense. Par exemple, ma chanson grince pour protester contre Les Bigotes, l'influence qu'elles ont encore sur une partie de la jeunesse et que je trouve injuste.

Vous reconnaissez-vous des maîtres?

Trenet et Brassens. Le premier, pour le climat poétique, le second pour le verbe... Le Jardin extraordinaire et La Marche nuptiale, je trouve cela des chefs-d'œuvre. Quant à la musique, je m'accroche beaucoup aux classiques... de bien loin! J'essaye de mettre un peu de vraie musique dans mes chansons. À l'Olympia, je suis accompagné par un quatuor à cordes, qui joue parfois en quintette avec les ondes Martenot.

Aimez-vous les poètes?

Sans restriction et passionnément: Rimbaud. Bien sûr, Baudelaire et Verlaine... Sinon, je préfère le roman.

Quels romans?

Le Désert des Tartares, de Buzati, m'a terriblement excité.

Et le nouveau roman?

... Hum... Je préfère Ravel à Pierre Boulez et Dostoïevski à Robbe-Grillet.

...Vingt-trois heures: l'entracte est fini. Jacques Brel va entrer en scène et brûler les planches, avec une frénésie paroxystique, durant quarante-cinq minutes. Le temps de quinze chansons, hurlées bout à bout, sans en dire le titre ni même laisser au public, soulevé par l'enthousiasme, le loisir d'applaudir à sa faim. Dans le faisceau des projecteurs -réglés un peu trop théâtralement pour mon goût- il est long, mince comme une silhouette de tir, les bras démesurés, de larges mains, osseuses, expressives, qui s'agitent comme des ailes de moulin. Son visage, taillé à coups de serpe, se crispa sous l'effort et ruisselle de sueur. Les Fenêtres, Les Paumés du petit matin, Les Bigotes, Les Bourgeois mettent la salle en délire.

À la fin, il n'en peut plus, et l'on comprend qu'en dépit des innombrables rappels, des «une autre», scandés avec insistance, il se contente de venir saluer devant le rideau rouge -qui ne se relèvera pas.

Par Maurice Chapelan

VIDÉO INA : Jacques Brel chante Les bonbons dans l'émission Discorama le 14 juin 1964.

FOCUS - "Brel, il ne voulait pas chanter, il voulait écrire !" - Regarder sur Figaro Live

Jacques Brel en 1963 : «La France a calmé mes excès, elle m'a appris la tolérance»

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32 commentaires
  • Kulasek Jan

    le

    Il était bien meilleur au début de sa carrière , modéré, voyez "l'ode à la bêtise", qu'en fin de carrière, trop gueulard, en faisant beaucoup trop dans le style flaminguant.

  • charlus

    le

    Il a écrit des chansons immortelles, mais comme toujours chez les compositeurs, les écrivains, les artistes ... l'homme n'est pas obligatoirement à la hauteur de son oeuvre et c'est tant mieux de savoir que, humainement parlant, votre voisin de pallier est peut-être plus intéressant que Brel, Aznavour ou d'autres.

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