Des militants ont salué la mémoire de la blogueuse maltaise Daphne Caruana Galizia, six mois après son assassinat. Le 16 avril 2018 à La Valette

Des militants ont salué la mémoire de la blogueuse maltaise Daphne Caruana Galizia, six mois après son assassinat. Le 16 avril 2018 à La Valette

afp.com/Matthew Mirabelli

Viktoria Marinova avait 27 ans. Daphné Caruana Galizia, 53 ans. Ján Kuciak, 27 ans. Tous les trois, respectivement Bulgare, Maltaise et Slovaque, sont morts sur le sol européen. Tous les trois étaient journalistes. Interrogé par L'Express, Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, exprime son inquiétude.

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Ces trois décès sont-ils significatifs d'une certaine régression de la liberté de la presse ?

Christophe Deloire: Évidemment, l'Union Européenne n'est pas le Mexique, où l'on compte, depuis le 1er janvier, déjà neuf journalistes tués. Mais cela reste significatif : même si l'Europe est le continent qui garantit encore le mieux la liberté de la presse, c'est un désastre que des journalistes d'investigation soient empêchés d'y travailler.

Cela fait un moment que l'on constate l'érosion de la liberté de la presse ainsi que l'érosion institutionnelle, c'est-à-dire quand ce sont les pouvoirs en place qui tentent de poser une chape de plomb sur les médias de leur pays, comme en Hongrie ou en Pologne. Cette érosion va de pair avec une montée de la haine et de la violence.

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Au delà des meurtres, plusieurs journalistes européens font aussi l'objet de projets d'assassinat qui échouent, et d'intimidation. En Italie, tout récemment, un attentat contre un journaliste a été déjoué : les écoutes téléphoniques prouvaient bien que la mafia sicilienne avait prévu de le tuer, et que le projet était avancé. Heureusement, certains journalistes sont parfois placés sous protection. Mais parfois pas.

Il y a une quinzaine de jours, en Bulgarie, deux journalistes [Attila Biro, rédacteur en chef roumain du portail d'investigation RISE Project Romania, et le bulgare Dimitar Stoyanov] qui ont effectué l'enquête sur les détournements de fonds européens -dernière affaire diffusée par Viktoria Marinova- ont été détenus pendant six heures par la police, alors qu'ils observaient la destruction de preuves sur cette affaire. Le 20 septembre, RSF a demandé leur protection, et cela n'a pas été entendu.

Pensez-vous avec certitude que Viktoria Marinova a été tuée en raison de son métier ?

Nous verrons. Mais si ce n'était pas le cas, il s'agirait là d'une bien curieuse coïncidence. Dans le cas de Daphné Caruana Galizia et de Ján Kuciak, on est en revanche absolument certains que leur mort est en lien avec leur activité professionnelle [de nouveaux éléments sont d'ailleurs apparus concernant la disparition de la journaliste maltaise].

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Ce qui est notable, c'est le profil particulier de Kuciak, qui est un data journaliste. Ce n'est pas quelqu'un qui voyait des sources secrètes mais qui analysait des données existantes sur l'Union européenne... Et c'est pour ça qu'il a été tué.

Qu'en est-il la liberté de la presse en France, selon vous ?

En France, n'oublions pas qu'une rédaction a été assassinée -dans une affaire très différente certes- en 2015, celle de Charlie Hebdo. Il faut se rendre compte, en regardant ce qu'il se passe dans d'autres pays européens, que quand on alimente la haine contre les journalistes, il finit par y avoir des conséquences, et ce, même si ceux qui ont distillé leur haine n'envisageaient pas de telles conséquences.

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Je pense notamment à la Slovaquie, et à son Premier ministre de l'époque Robert Fico [entre avril 2012 et mars 2018], qui a alimenté cette haine contre les journalistes en les insultant pendant des années. On est dans une montée très forte de cette détestation du pluralisme et certains pensent que nos libertés seraient mieux assurées sans le travail des journalistes...

Il ne s'agit toutefois pas de faire éteindre une critique légitime des journalistes, qui est salutaire. Nous ne sommes pas dans une défense corporatiste. Mais dans l'ensemble du débat public, ce que l'on appelle "les médias", est loin de ce qu'il y a de plus malhonnête. Je pense qu'un politique conséquent doit aujourd'hui s'intéresser à la réalité de la communication et de l'information, et proposer des politiques qui sont favorables à la liberté et à l'indépendance du pluralisme.

Quelles sont les actions récentes de RSF à ce titre ?

Nous avons créé en septembre une commission sur l'information et la démocratie, avec la participation de plusieurs Prix Nobel [la commission sera présidée par Shirin Ebadi, Prix Nobel de la Paix, et comptera parmi ses membres les lauréats du Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen, ainsi que l'écrivain et homme politique péruvien Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature], ainsi que de spécialistes de nouvelles technologies. Nous voulons, avec cette "Déclaration internationale sur l'information et la démocratie" que nous allons rédiger, reposer les garanties sur la liberté d'opinion dans un moment où ces garanties sont en danger.

Aujourd'hui, nous sommes dans un écosystème qui favorise les informations malhonnêtes par rapport au contenu vérifié, et qui favorisent les régimes despotiques par rapport aux nations à modèle démocratique. Il faut tout de même rappeler que nous sommes dans la première période de l'histoire, depuis la Seconde Guerre mondiale, où le nombre de démocraties est en train de régresser.

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