Pourquoi
des noms sont-ils retenus, transmis et commémorés, tandis que d’autres
s’effacent de la mémoire collective ?
Alors que Jeanne Chauvin,
première femme avocate ayant prêté serment en 1901 (1), est célébrée comme une
avant-gardiste par les Ordres d’avocats, la première femme magistrate reste une
inconnue, dont l’identité n’est pas conservée par le corps des magistrats.
Pourtant, Charlotte Béquignon-Lagarde est une femme extraordinaire à bien des
égards. L’ensemble de son parcours est exceptionnel. Il mérite d’être raconté
et de s’inscrire pleinement dans l’histoire de la magistrature, qui peut être
fière d’une telle pionnière.
La première femme agrégée des facultés de droit
Charlotte Béquignon naît
en 1900, dans un milieu universitaire. Son grand père, Émile Thomas, est un intellectuel,
latiniste, familier de la culture d’un XVIIIe siècle peuplé de
femmes. Sa mère, Marie Thomas qui regrette de ne pas avoir eu un métier,
encourage sa fille à construire son indépendance. L’aura de Marie Curie
(1867-1934) plane sur l’époque et inspire les femmes de ce début de XXe siècle.
Pendant la Première
Guerre mondiale, elle suit ses études secondaires dans un lycée de filles. Elle
obtient son baccalauréat latin-sciences à l’âge de 19 ans.
Décidée à poursuivre des
études, Charlotte Béquignon s’inscrit à la faculté de droit de Caen. En
parallèle, elle travaille chez un avoué, fréquente déjà les dossiers et
acquiert un sens de l’application pratique de la norme. Elle obtient sa licence
en 1922. Douée et opiniâtre, elle veut faire carrière dans le monde académique,
et pour cela, atteindre le grade sommital des études universitaires : le
doctorat.
Elle soutient sa thèse
de droit privé sur « La dette de monnaie étrangère »
trois ans plus tard. Elle est l’une des premières femmes docteur en droit
en France, à 25 ans.
Elle ne néglige pas sa
vie affective et épouse en 1929 un camarade de faculté : Gaston Lagarde.
Plutôt que de renoncer à son nom, elle se fabrique une nouvelle identité :
Charlotte Béquignon-Lagarde.
Il reste une dernière
porte à ouvrir : l’agrégation de droit, aucune femme n’y ayant jamais été
admise. Soumise au régime de l’incapacité de la femme mariée (2), son époux
doit signer une autorisation à se présenter à l’agrégation. Lors des visites
préalables traditionnelles aux membres du jury, elle s’entendra dire que sa
place serait plutôt à « raccommoder les chaussettes de son
mari ».
Elle gardera rancune à
l’auteur de cette remarque sexiste et refusera, quelques années plus tard,
d’intervenir dans un colloque en son honneur.
Obstinée, elle s’y
reprendra à trois fois, et sera la première femme agrégée des facultés de
droit, à 31 ans.
Chargée de cours à la
faculté de Rennes, elle enseigne le droit de 1928 à 1944, pendant qu’elle
devient mère de six enfants.
Elle connaît une seconde
fois la guerre, et l’annonce de l’armistice est très mal vécue par le couple,
séparé par la détention de Gaston Lagarde, qui dura deux années. Dans
cette France désormais occupée, elle refuse d’accrocher le portrait du maréchal
Pétain dans sa salle de cours.
À la
maison, seule avec les enfants ; à la faculté, face à des groupes
d’étudiants fascistes qui veulent déstabiliser les professeurs qui ne
soutiennent pas le gouvernement de Vichy. On lui fait comprendre qu’elle ne
sera pas élue pour enseigner à la faculté de Paris, où son époux a, lui, été
accueilli.
La première
femme magistrate
C’est l’après-guerre
bouillonnant qui permet des avancées significatives pour les droits des femmes
dans le domaine judiciaire. Ce qui n’avait pas été obtenu dans l’entre-deux
guerres, malgré les revendications, advient progressivement et non sans
résistance. Les femmes se voient allouer la pleine capacité juridique en 1944,
sont admises à siéger dans les jurys des cours d’assises, puis en qualité
d’assesseur dans les tribunaux pour enfants.
Mais il faut encore
attendre 1946 pour que le débat final, celui de l’admission des femmes aux
fonctions de juge, soit clôt (3). La loi du 11 avril 1946 stipule enfin
« tout Français, de l’un et l’autre sexe, peut accéder à la
magistrature ».
Charles de Gaulle dirige
alors un gouvernement provisoire et souhaite que cette innovation ait un impact
visible, en nommant d’emblée une femme au sein de la juridiction la plus
prestigieuse : la Cour de cassation. Une disposition permet de nommer un
professeur des universités au sein des chambres de la Haute Cour. Pierre-Henri
Teitgen, garde des Sceaux, lui-même professeur et universitaire, connaît
Charlotte Béquignon-Lagarde. Juriste reconnue et femme forte, elle correspond
au profil et accepte ce nouveau défi. Son décret d’intégration date du
10 octobre 1946, elle a 46 ans.
PV d’installation de Charlotte Béquignon-Lagarde
Bien sûr, certains
trouvent qu’elle est bien jeune pour intégrer la Cour de cassation, qu’elle ne
doit sa place qu’au favoritisme, ou encore qu’elle fait de l’ombre – par ses
compétences juridiques manifestes et parfois supérieures – à ses collègues.
Pour être acceptée, il lui faut être la meilleure, et elle y travaille
inlassablement.
Affectée à la chambre
sociale, elle va se passionner pour le droit rural, et notamment pour les baux
ruraux, enjeu d’importance dans la France d’après-guerre. Son fils, Paul
Lagarde, universitaire à son tour, rappelle que « l’interprétation du
statut de fermage fut largement son œuvre et qu’elle contribua à fixer, à
l’occasion du statut des fermiers étrangers, l’interprétation des nombreuses
conventions internationales sur la condition des étrangers » (4).
En 1949, seulement
trois ans après son intégration dans la magistrature, elle est sollicitée
par le Smith College qui souhaite, à l’occasion de ses
75 ans, honorer 12 femmes d’exception et leur délivrer un
doctorat honoris causa. Dûment autorisée par son Premier président,
elle effectue la croisière de six jours sur un transatlantique pour
atteindre le campus de Northampton dans le Massachusetts.
Un article du
journal Life Magazine du 30 octobre 1949 en rend compte,
et la montre aux côtés d’Eleanor Roosevelt. Elle y est présentée comme « the
lone woman jurist of the french Supreme Court » et photographiée,
souriante, en robe de magistrate, toque sur la tête.
En 1959, elle est nommée
au tribunal des conflits, dont elle est membre, puis vice-présidente, jusqu’en
1965. Elle en acquiert une fréquentation naturelle des conseillers d’État, et
c’est Raymond Odent, président de la section du contentieux, qui lui remet les
insignes de commandeur de la légion d’honneur en 1964.
Pour l’Encyclopædia Universalis,
elle rédige les notices Cour de cassation et Tribunal des conflits, qu’elle
signe « CBL ». La table des auteurs mentionne un conseiller à
la Cour de cassation : impossible de savoir qu’il s’agit d’une femme, de
la première et seule conseillère.
Charlotte
Bequignon-Lagarde restera 19 ans à la Cour de cassation, seule femme. Elle
n’aura pas l’occasion d’accueillir des collègues féminines arrivées au terme du
long parcours professionnel pour la juridiction suprême. Doyenne de sa chambre,
relisant et corrigeant les arrêts des collègues, saluée pour ses grandes
compétences tant de fond que de procédure, elle ne sera jamais nommée
présidente de chambre.
Elle quitte la Cour de
cassation en 1965 et décède à l’âge de 93 ans.
De tradition janséniste,
modeste, peu portée à la vanité, Charlotte Béquignon-Lagarde fuyait les
journalistes et ne cherchait aucune gloire de son parcours qu’elle savait
pourtant exceptionnel.
Consciente d’ouvrir des
voies, elle encourageait et conseillait les femmes plus jeunes qui pensaient
s’engager dans une carrière juridique.
Ouverte et libre, elle
n’a jamais pensé que sa condition de femme l’empêchait de prétendre à de hautes
fonctions, malgré les préjugés sur l’incapacité des femmes auxquels elle a été
confrontée. Convaincue de l’égalité entre les femmes et les hommes, elle a
incarné cette cause par l’exemple.
Un événement est ce qu’il
devient. L’entrée de la première femme dans la magistrature ne peut être
retenue comme un jalon que si elle est transmise par les récits.
Charlotte
Béquignon-Lagarde doit retrouver sa place, hautement symbolique, dans
l’histoire de la magistrature.
1) Suite à
la loi du 1er décembre 1900 qui permet aux femmes d’accéder au barreau.
2) Qui ne
sera abolie que par la loi du 18 février 1938, avec encore quelques exceptions.
3) De la
difficile entrée des femmes dans la magistrature à la féminisation du corps,
Anne Boigeol, 2002.
4)
Dictionnaire historique des juristes français, XII-XXe siècle, 2014.
Gwenola
Joly-Coz,
Présidente
du TGI de Pontoise,
Membre
de l’association Femmes de justice
Avec
la collaboration de Stéphane Fishener,
étudiant
à SciencesPo
Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz