"Entre la théorie et la réalité, il y a un gouffre" : le désarroi des forces de l'ordre face aux violences conjugales

Appelés par des voisins, les policiers ne peuvent parfois pas accéder au lieu des violences (photo d'illustration).
Appelés par des voisins, les policiers ne peuvent parfois pas accéder au lieu des violences (photo d'illustration). © GERARD JULIEN / AFP
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Salomé Legrand et Margaux Lannuzel
Alors qu'une campagne de prévention destinée aux témoins de violences conjugales est diffusée depuis dimanche, des policiers racontent à Europe 1 les difficultés de leurs interventions dans ces affaires.  
TÉMOIGNAGE

C'est l'une des mesures du plan annoncé par Marlène Schiappa pour "enrayer le fléau" des violences conjugales : une campagne de prévention destinée aux témoins, afin de les inciter à dénoncer les faits auxquels ils assistent. "Je ne peux plus supporter d'entendre des gens qui entendent leur voisine se faire taper dessus tous les week-ends et qui ne font rien, des gens qui voient dans la rue des femmes être violentées et qui n'agissent pas", expliquait la secrétaire d'État en charge de l'Egalité femmes-hommes sur Europe 1 fin septembre. Depuis dimanche, des spots incitent à prévenir systématiquement les forces de l'ordre… parfois démunies face à ces situations, selon les témoignages recueillis par Europe 1.

"On ne peut pas être partout". "Nous n'avons pas de voiture de patrouille à proximité, et puis c'est compliqué dans un espace privé, nous n'allons pas pouvoir intervenir." Voilà ce qu'un journaliste, auteur d'un thread partagé des centaines de fois sur Twitter, s'est vu répondre en composant le 17 après avoir entendu des cris, des bruits de meubles renversés et des coups dans un appartement de l'immeuble où il travaille. Son récit a suscité le partage de dizaines d'histoires de coups de fil à la police n'ayant pas abouti ou s'étant mal passés, semblant indiquer que le cas n'était pas isolé.

L'exemple n'étonne pas Stéphanie*, membre d'une équipe de police-secours parisienne, interrogée par Europe 1, qui dénonce avant tout un manque d'effectifs. "À côté de violences conjugales, on intervient pour des accidents de la route, des vols, des colis suspects, des valises abandonnées… Si on est deux ou trois véhicules pour un arrondissement qui compte entre 100.000 et 400.000 habitants on ne peut pas être partout", soupire-t-elle.

"Bloqués par des codes d'accès". "C'est très rarement la victime elle-même qui appelle", poursuit la fonctionnaire. "On intervient en terrain inconnu, chez des particuliers. Et la plupart du temps, on se retrouve bloqués par des codes d'accès ou des interphones parce que les codes n'ont pas été communiqués lors de l'appel au 17, par exemple. Parce que non, la police parisienne n'est pas dotée de 'pass' universels. Même les livreurs en ont. Mais nous, non."

" Si on n'entend pas 'au secours', on ne peut pas entrer  "

"On pénètre dans l'intimité des gens", renchérit Pierre*, policier dans le Val-de-Marne, également joint par Europe 1. "L'inconnu joue en faveur de l'auteur violent, qui, lui, connaît la configuration des lieux et sait où se trouvent les éventuelles armes, couteaux de cuisine, etc…" Parfois, les agents appelés par des voisins, ne peuvent légalement pas rentrer dans le domicile où se déroulent les violences. "On ne peut pas entrer de force. Si on n'entend pas 'au secours', on ne peut pas entrer", rappelle Stéphanie.

"Ce n'était pas assez caractérisé". Lorsque les policiers parviennent à entrer, ils tâchent de "rassurer la victime, la convaincre qu'elle n'est pas fautive et lui évoquer ses droits", à savoir le dépôt de plainte et le recours à des associations spécialisées, explique Pierre. "Mais on en vient à douter de notre utilité dans ce genre de situation", poursuit le policier, confiant être parfois démuni face aux ressorts psychologiques des violences conjugales. "On en arrive à intervenir plusieurs fois chez les mêmes victimes, qui nous expliquent souvent qu’elles ont retiré leur plainte déposée contre leur conjoint, qu’elles l'aiment, qu’elles ne veulent pas qu’il soit poursuivi… Mais à la fois qu’elles ont peur de lui, qu’elles en ont assez de ces situations difficiles."

" Qui est formé pour faire avec uniquement du professionnalisme dans une telle situation ?  "

"Il y a quelques jours, on a été appelés en matinée pour un différend conjugal, par un voisin", illustre Stéphanie. "On a découvert une femme en pleurs et son conjoint, qui était énervé mais qui à notre vue s'est calmé, on n'a pas constaté de violences. J'ai pris la jeune femme à part et elle m'a dit : 'il ne m'a pas tapé, ne l'emmenez pas'. Ce n'était pas assez caractérisé. Si la victime ne nous dit pas de sa bouche qu'elle a été victime, on ne peut rien faire."

Pour tenter de convaincre les victimes de parler, Pierre reconnaît évoquer parfois "des situations personnelles". "Oui, on sait intervenir et séparer les protagonistes, oui, on sait donner les voies légales de recours, mais qui est formé pour faire avec uniquement du professionnalisme dans une telle situation ? Il faut 'broder, conseiller, comprendre les émotions que bien souvent nous vivons en même temps...", souligne-t-il. Stéphanie abonde : "entre la théorie que nous apprenons à l'école de police concernant les violences conjugales, qui est : 'la victime déclare verbalement avoir subi des violences et l'auteur est interpellé sur la 'bonne foi' de la victime', et la réalité, il y a un gouffre"

*Les prénoms ont été changés