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Portrait

Ramia Daoud Ilias, l’impossible oubli

Capturée par Daech comme la nouvelle Nobel de la paix, mariée de force et violée à 13 ans, cette jeune yézidie raconte l’horreur qu’elle a vécue.
par Quentin Girard, photo Rémy Artiges pour «Libération»
publié le 9 octobre 2018 à 18h36
(mis à jour le 9 octobre 2018 à 18h59)

Ce jour-là, le 3 août 2014, midi sonne à Khanassor, petit village pauvre et perdu au milieu des plaines désertiques. Le père de Ramia accourt, affolé. Il crie à sa femme : «Daech arrive ! Rassemble les affaires, tout ce que tu peux. Dis aux enfants qu'il faut partir.» Trop tard. La famille tente de se réfugier chez un riche oncle mais rien n'y fait. Les peshmergas kurdes ont fui, les soldats de l'Etat islamique prennent possession des lieux. Ramia Daoud Ilias, qui va alors sur ses 13 ans, est yézidie, une minorité religieuse importante en Irak. Elle sait que Daech les déteste, mais à cet instant, elle n'imagine pas ce qui va lui arriver. Les hommes et les femmes sont séparés et enfermés. S'ensuivent des mois de calvaire et d'horreur, où d'une ville à une autre, d'un violeur à l'autre, Ramia et aussi sa mère vont être trimbalées, maltraitées, martyrisées, de l'Irak à la Syrie. Comme des milliers de femmes yézidies et la militante Nadia Murad, récompensée par le prix Nobel de la paix la semaine dernière, elles vont connaître l'enfer.

Quatre ans plus tard, on rencontre Ramia dans les locaux de son éditeur, à Paris, près de la gare Montparnasse. Avec sa mère et aidée par deux journalistes, elle a décidé de raconter son histoire. «Je voulais vraiment témoigner de ce que j'ai vécu. Il ne faut pas que le monde oublie, et il faut qu'on nous aide», dit-elle. «Quand nous demandions à l'adolescente pourquoi elle tenait tant à se confier, il n'y avait pas vraiment de réponse, seulement une évidence, une nécessité absolue, presque vitale, jugent les deux coauteurs Alfred Hackensberger et Antoine Malo. Comme si dire, c'était d'abord se sauver soi-même.»

Timide, Ramia parle lentement, en kurde, avec application. Quelqu'un traduit. Avec nous, elle est souriante, mais, la veille, elle a fondu en larmes lors d'une interview. Elle pleure aussi, chaque jour, quand elle appelle sa mère au téléphone. Et, la nuit, les cauchemars s'enchaînent. La jeune fille revoit tous les hommes qui l'ont maltraitée. «Ce sont des monstres, dit-elle, il n'y a pas d'autres mots. Ils nous ont obligées à nous convertir [à l'islam] et ils nous forçaient à faire nos prières en disant qu'on ne connaissait rien au Coran. Puis ils nous violaient.» Au début de sa captivité, Ramia est envoyée avec d'autres filles de son village à Mossoul, la deuxième ville d'Irak. Elle arrive dans un entrepôt où une médecin vérifie qu'elle est vierge. Plus les femmes sont jeunes, plus elles valent cher. Ramia raconte tout. Son témoignage et celui de sa mère rappellent tous les récits de déportation et de génocide de peuples martyrs. Plusieurs de ses amies craquent rapidement. L'une d'elles s'ouvre les veines dans une salle de bains pour ne pas être violée. Ramia doit alors nettoyer le sang sur le carrelage. C'est aussi pour leur rendre hommage que l'adolescente témoigne. Elle est enchantée de la remise du prix Nobel à Nadia Murad qui se bat pour la reconnaissance d'un génocide : «Elle essaie de rendre le monde un peu meilleur. J'espère qu'à la fin, le bien l'emportera.»

Ramia s'accroche pendant sa détention en pensant aux bons moments du passé. Au pain «moelleux avec une croûte toute dorée» et au fromage de chèvre que préparait sa mère. Ou au garage que tenait son père. Ramia est vendue en janvier 2015 à un certain Abou Harith, «un chauve, grosse bedaine et barbe noire», personnage puissant de l'organisation terroriste. Elle est maquillée de force et habillée «d'une longue robe de bal, manches courtes et coupe droite, avec un décolleté plongeant et des fleurs brodées», pour simuler un mariage. Devant ses protestations, son bourreau la menace : «Mets cette robe et les chaussures, sinon je t'apporte les têtes de ton père et de ta mère.» Puis, le viol commence. «Je le supplie. Sa gifle me fait tituber. Il me saisit par les cheveux, me jette sur le lit, déchire ma robe, écrit-elle. Je crie, mais ça ne l'arrête pas. Il prend mon bras droit, l'attache à l'un des barreaux du lit. Il fait de même avec le gauche. Maintenant les jambes. Je ne peux plus bouger. Il pose un bandeau sur mes yeux, un autre sur la bouche. J'étouffe. Son corps gras vient se coller au mien. Je sens son sexe sur ma cuisse. La douleur est indescriptible, fulgurante. L'intérieur de mon corps se déchire. Il me pénètre, encore et encore. Je veux mourir.»

Après sa libération, sa mère, qui a connu le même sort, l'a poussée à ne rien ébruiter. «Quand j'en parlais, je devenais triste. Elle essayait de me dire de pas raconter, d'oublier, pour recommencer ma vie, mais je n'y arrivais pas», nous dit-elle. L'adolescente a eu besoin de poser ses pensées sur papier pour une confession libératrice. Ramia n'analyse pas la situation en Irak et en Syrie, elle n'a pas d'avis sur le conflit, ses suites. Elle essaye de suivre le moins possible les nouvelles de la région, ne prend pas position pour un Kurdistan indépendant ou ne critique pas les Occidentaux qui ne sont pas intervenus. Simplement, elle décrit ce qu'elle a vécu. Ça suffit.

Ce premier viol par Abou Harith n'est que le début du calvaire. Assez vite, il meurt, et elle est vendue à un autre, qui lui fait prendre de la drogue. Et ainsi de suite. L'espérance de vie d'un membre de l'Etat islamique est faible. Un jour, elle croise Abou Bakr al-Baghdadi. Le chef de Daech dit à son hôte, devant Ramia : «Mais dis-moi, elles sont vraiment jolies, tes filles.» L'autre, tête dans les épaules, obséquieux : «Accepte-les en cadeaux.» «Tu n'as pas à me les offrir, rétorque-t-il, narquois. Elles m'appartiennent, de toute façon. Simplement, quand tu seras tué dans un bombardement, je les prendrai avec moi. [Rires.]»

«Je ne sais pas s'ils ont été tués grâce à mes prières mais j'espère que celles-ci ont été entendues», raconte-t-elle. Elle croit encore en Dieu mais en celui de la «religion des sept anges», pas en l'islam sunnite qu'on lui a imposé. En juin 2015, Ramia finit par s'échapper. Avec deux autres filles, elles volent un portable, arrivent à contacter l'extérieur, puis à quitter la maison en nouant des draps ensemble, par la fenêtre. La traversée du nord de l'Irak pour rejoindre les lignes kurdes est tout aussi épique. Elle retrouve sa mère, pour qui une rançon a été payée. Mais pas son père et trois de ses frères, «toujours en captivité», souffle-t-elle, pour ne pas dire qu'ils sont portés disparus et probablement morts.

Un programme de protection des yézidis lui permet d'émigrer avec un autre de ses frères en Allemagne. Elle ne peut pas préciser où, de peur de croiser un membre de Daech, comme c'est arrivé à l'une de ses cousines. Sa mère est restée au pays. Ramia a intégré un lycée professionnel, se bat pour rattraper son retard scolaire, apprend le handball et le piano et sait qu'elle n'aura «plus jamais une vie normale». Elle voudrait devenir médecin. Pour soigner les autres.

2 novembre 2001 Naissance.
Août 2014 Ramia et sa mère sont capturées.
Juin 2015 Ramia s'évade.
Janvier 2016 Départ en Allemagne.

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