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La crevette, cet « or rose » dont Madagascar ne voit pas la couleur

Les Ismail père et fils, « rois des gambas » dans la Grande Ile, ont recours à des circuits financiers offshore pour les millions de dollars tirés de l’exportation des crustacés.

Par Edward Carver et Will Fitzgibbon (Consortium international des journalistes d'investigation)

Publié le 11 octobre 2018 à 07h00, modifié le 11 octobre 2018 à 17h09

Temps de Lecture 4 min.

Ce sont des magnats discrets de l’industrie de la crevette tigrée, un secteur qui pèse lourd à Madagascar. Les Ismail, père et fils, écoulent chaque année des milliers de tonnes de crevettes sauvages ou d’élevage en Europe, au Japon et aux Etats-Unis. Leur société, Unima, domine cette industrie à Madagascar et a été la première à bénéficier de la certification Label Rouge décerné par le ministère français de l’agriculture et de la pêche. La « reine des gambas » et autres crustacés leur rapportent des millions de dollars qui se retrouvent dans un lacis de circuits financiers offshore opacifiés par une myriade de sociétés écrans, selon les « Panama Papers ».

Chez les Ismail, la crevette est une affaire de famille. Aziz Ismail officie dans cette industrie depuis 1973 et, sur la Grande Ile, il domine ce secteur qui génère près de 73 millions de dollars par an (environ 64 millions d’euros). Ce Français d’origine indienne né à Madagascar est aujourd’hui à la tête d’un empire géré par son fils, Amyne, et tous deux semblent avoir un faible pour les places financières exotiques et opaques qui pourraient permettre d’éviter de payer des taxes à un pays parmi les plus pauvres de la planète.

Optimisation fiscale

Dès 2000, Aziz Ismail apparaît dans les fichiers de Mossack Fonseca, le cabinet d’avocats panaméen au cœur du scandale des « Panama Papers ». Il s’offre alors une société écran, Ergia Ltd, domiciliée aux îles Vierges britanniques. Selon les documents, son fils, Amyne, figure aussi sur les registres comme directeur d’Ergia Ltd. Bien que dépourvue d’employés et de véritables bureaux, selon un rapport financier, cette société va mener une mission de consultance pour Unima.

Ainsi, en 2014, Ergia Ltd a signé avec Unima Europe, établie à Monaco, un contrat de gestion, de management et de « réflexion stratégique » pour une durée d’un an. Montant des services facturés : 1,32 million de dollars, selon le contrat signé par Ismail père et fils. Deux ans plus tard, à la demande du gestionnaire de fortune d’Unima, Mossack Fonseca transfère cette somme vers une autre société de la famille Ismail, domiciliée cette fois au Luxembourg.

Ergia Ltd n’a produit que très peu de documents administratifs. Ce qui n’a pas échappé au service d’enquête spécialisé sur la criminalité financière des îles Vierges britanniques, qui s’est tourné vers Mossack Fonseca, en 2012, pour connaître les véritables détenteurs de cette société et les détails de son activité. Le cabinet d’avocats panaméen n’a d’autre choix que de dévoiler quelques bribes du secret de son client. En fait, Ergia Ltd est grevée par des pertes alors estimées à près de 8 millions de dollars et est créancière de 7 millions de dollars via une autre société établie à Maurice, une île prisée par les spécialistes de l’optimisation fiscale.

Influence politique

« En général, l’utilisation de sociétés établies dans un pays sans aucune taxe, comme les îles Vierges britanniques, et dans un autre à la fiscalité très avantageuse, comme Monaco, permet à un groupe d’éviter de voir son activité internationale taxée par des pays en développement comme Madagascar », explique Tovony Randriamanalina, chercheur spécialisé dans la fiscalité internationale à l’université Paris-Dauphine.

Contactés, Aziz et Amyne Ismail n’ont pas souhaité réagir sur le recours à des circuits financiers offshore pour les millions de dollars générés par leur activité à Madagascar, où la famille opère depuis cinq générations. Le temps qu’il faut pour qu’émergent des oligarques, comme le tycoon du textile et cousin d’Aziz, Salim Ismail, considéré comme l’un des « multimillionnaires de Madagascar qu’il faut connaître » par un chroniqueur du magazine Forbes.

Aziz Ismail lui-même a exercé une influence politique. Un ancien premier ministre, Emmanuel Rakotovahiny, a été critiqué pour avoir reçu son soutien dans les années 1990, selon La Lettre de l’océan Indien, une publication spécialisée dans l’information régionale. L’influence politique de la famille Ismail pourrait compliquer sa mise en cause dans l’impact fiscal et environnemental de l’activité d’Unima.

Pêche et controverses

Après la vanille, le nickel, le clou de girofle et la production de vêtements, la crevette constitue le cinquième produit d’exportation le plus rentable pour Madagascar, où trois habitants sur quatre vivent avec moins de 1,90 dollar par jour. Mais cet « or rose » est aussi dévastateur pour l’environnement, comme l’ont fait remarquer des scientifiques et des pêcheurs traditionnels.

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Certes, l’élevage de crevettes d’Unima est loué pour son côté écologique, mais sa capture de crevettes sauvages le long des côtes de la Grande Ile est controversée. Le chalutage d’Unima est en concurrence directe avec les pêcheurs locaux, qui dépendent de la mer pour leur subsistance. Et Unima traîne ses filets le long des fonds marins, une pratique si néfaste que les scientifiques l’ont comparée à la coupe à blanc d’une forêt.

« On a la chance d’être dans une mangrove encore protégée. C’est le milieu originel de la crevette. La crevette sauvage vit là, elle est élevée de façon complètement naturelle. Il y a un bien-être exceptionnel pour l’animal », expliquait Amyne Ismail dans un reportage de France 2 diffusé en 2017.

Pour Victor Galaz, professeur associé à l’université de Stockholm et auteur d’une étude sur les liens entre l’évasion fiscale et la dégradation environnementale causée par la pêche, quand une entreprise tire son profit d’une activité nuisible pour l’environnement tout en plaçant une partie de ses bénéfices dans les paradis fiscaux, les conséquences sont doubles : « Cela cause une perte considérable pour le pays où se déroule l’activité et des dégâts sur l’environnement, qui ont aussi un coût. »

Retrouvez une version en anglais de cette enquête sur le site Mongabay

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