«On se sacrifie, sans aucune reconnaissance» : à la rencontre de ceux qui aident leur parent âgé

Chaque année, plusieurs milliers de personnes décident de prendre en charge leur parent âgé, dépendant ou handicapé. Un choix qui n’est pas sans conséquence au quotidien.

 Dans le huis clos familial, le quotidien est loin d’être facile pour les aidants familiaux.
Dans le huis clos familial, le quotidien est loin d’être facile pour les aidants familiaux. AFP/Stéphane de Sakutin

    Un métier, ils en avaient déjà un. Seulement, un second, voire plusieurs, se sont subitement imposés à eux. Infirmiers, médecins, psychologues, cuisiniers ou agents de ménage… Chaque année, des milliers de personnes décident de s'occuper d'un parent âgé ou dépendant pour éviter un placement en maison de retraite ou en Ehpad. La plupart en raison des coûts exorbitants et conditions de vie fréquemment décriées, d'autres par principe familial. Mais dans le huis clos, le quotidien est loin d'être facile. Plusieurs d'entre eux ont accepté de nous raconter cette vie d'aidant familial.

    «Si elle est encore en vie c'est parce qu'elle est chez elle»

    Pour Lionel, il y a d'abord eu une évidence. Celle d'offrir son temps, à son tour, à ses parents. Après plusieurs années passées à enseigner en Angleterre, en Egypte, en Arabie saoudite, Lionel rentre en France en 2002 pour partager les dernières années de vie de ses parents, âgés de 80 ans et encore en bonne santé. «Etre auprès d'eux c'était une manière de les remercier pour tous les sacrifices qu'ils avaient faits pour moi. C'était des gens modestes, qui ont tout fait pour m'offrir une situation», raconte-t-il. Son rôle d'aidant, il ne l'a découvert qu'à l'annonce du cancer de son père. «Il ne souhaitait pas de chimiothérapie. Avec ma mère nous nous sommes organisés pour être présents à chaque instant». Et pour l'accompagner le plus paisiblement possible jusqu'à la fin, deux ans plus tard en 2012.

    Depuis, en plus de son métier d'enseignant, Lionel s'occupe tous les jours de sa mère, dans la ferme familiale située en Haute-Savoie. Âgée de 96 ans, elle est atteinte de DMLA (Dégénérescence maculaire liée à l'âge), et a perdu beaucoup d'autonomie. Toilette, repas, ménage, Lionel a appris sur le «tas». «Il y a des moments difficiles, comme lorsqu'elle a des problèmes intestinaux et qu'il faut changer ses protections dans la nuit», reconnaît-il. Mais rien ne pourrait lui faire regretter ce choix. «Nous avons développé une vraie complicité. On chante, je lui fais la lecture. Je lui ai lu 70 romans depuis sa DMLA».

    Des instants précieux qui atténuent les sacrifices faits ces dernières années. «J'ai renoncé à prendre des vacances, et à beaucoup de sorties entre amis. J'ai éprouvé du découragement, de l'épuisement ». Après avoir frôlé le burn-out, Lionel a pu souffler grâce à l'intervention d'aides à domicile. Une aide qui a tardé à arriver notamment à cause de lourdeurs administratives : une fois le dossier déposé avec une assistante sociale, Lionel a attendu sept mois pour avoir des ADMR (Aide à Domicile en Milieu Rural).

    «Grâce à elles j'ai pu partir en Ecosse en août une semaine, après dix mois sans congés. Au quotidien, je peux aussi compter sur mon frère qui s'occupe du bricolage ou du jardin, et sur des amis qui sont venus me relayer». Si Lionel ne ferme pas la porte à un placement en Ehpad si l'état de santé de sa mère se détériore, il en est persuadé, la vie de sa mère est chez elle et pas ailleurs. «Si elle est encore en vie c'est parce qu'elle est ici, chez elle, elle y a tous ses repères».

    Lionel et sa maman/DR
    Lionel et sa maman/DR AFP/Stéphane de Sakutin

    «Il nous a regardé pour nous dire merci, il est parti comme ça»

    Monique non plus n'a pas voulu attendre un drame avant de rejoindre son père, mais cette décision l'a emmené très loin : sur l'île de La Réunion. «Après des vacances passées chez lui, avec mon mari nous avons décidé de quitter la métropole pour rester l'aider au quotidien car il vivait seul depuis le décès de ma mère», confie-t-elle. Durant plusieurs années ils vivent tous les trois sous le même toit, en pleine harmonie. Mais en 2016, son père est victime d'AVC et refuse catégoriquement de rester à l'hôpital.

    Grâce à la formation d'infirmier de son mari, Monique convainc les médecins de rentrer au domicile de son père. «Durant six mois, nous l'avons soigné, retourné toutes les trois heures pour éviter les escarres, frotté… ». Les derniers instants de vie de son père sont très douloureux pour Monique et son mari. « Il ne parlait plus, on ne se comprenait que par le regard, mais on savait que ça allait», raconte Monique, les larmes dans la voix. «Le jour de sa mort, j'étais à côté de lui, je lui ai parlé toute la matinée et je lui ai dit Papa, c'est plus possible, il faut que tu partes. Maman t'attend. Va les rejoindre. Il ne faut pas attendre. Il m'a regardé, il a regardé mon mari pour nous dire merci. Il est parti comme ça».

    Payet Georges Jules, le père de Monique, à gauche, Monique au centre, et son mari à droite./DR
    Payet Georges Jules, le père de Monique, à gauche, Monique au centre, et son mari à droite./DR AFP/Stéphane de Sakutin

    «J'ai perdu des amis, je suis sans doute passé à côté de rencontres amoureuses»

    Parfois, le changement de vie intervient bien plus tôt. Dans la Vienne, Cindy a ainsi tout abandonné à l'âge de 27 ans pour s'occuper de sa maman. Loin de la vie qu'elle s'imaginait mener. Titulaire d'un BTS en carrière sanitaire et sociale, elle a tout de suite su comment réagir après l'AVC de sa mère, survenu à l'âge de 62 ans. Mais «devenir aidante de sa mère, prendre son rôle et sa place, ça a été très compliqué», confie-t-elle. Et ce même épisode qui revient, à chaque fois, dans la bouche des aidants : «Personne ne s'imagine faire une toilette intime à sa mère. Moi je ne voulais pas le faire. Et puis on en a parlé lorsqu'elle était encore à l'hôpital, elle m'a dit : tu es ma fille, mais pense que je suis une patiente comme une autre».

    Au quotidien Cindy s'occupe de tout, mais pas vraiment d'elle. «J'ai perdu des amis, je suis sûrement passée à côté de rencontres amoureuses. Depuis trois ans je ne pense qu'à ma mère, je ne vis que pour ma mère», constate-t-elle, amère. «Parfois, je rencontre des gens qui me demandent : mais pourquoi tu ne la mets pas dans une structure spécialisée ? Mais ils ne se rendent pas compte du coût que cela représente ».

    Faute de moyens, la famille ne peut pas bénéficier d'aides à domicile quotidiennement. Cindy a réussi à faire reconnaître six heures de son travail auprès de sa mère, payées en chèque emploi service, pour un montant de 50 euros par mois. Elle a également envisagé de devenir salariée, pour obtenir un salaire complet. «Mais si vous faites ça, vous perdez toutes les aides à côté. Si je tombe malade, je ne pourrais pas me soigner car je ne peux pas laisser ma mère seule. On se sacrifie, et nous, on n'a aucune reconnaissance. C'est dégueulasse», s'énerve la jeune femme, qui comme beaucoup, regrette le manque d'information à destination des aidants.

    Cindy et sa maman./DR
    Cindy et sa maman./DR AFP/Stéphane de Sakutin

    «J'avais l'impression de gérer une PME»

    Martine a elle fini par faire le choix de la maison de retraite...après des années de soutien à domicile. Après le décès de son mari en 2002, la santé de la mère de Martine a commencé à se détériorer. «Ce que je croyais être une dépression due au décès, a été diagnostiqué comme un début de maladie d'Alzheimer», raconte-t-elle. Dans sa maison, seule, sa maman se laisse alors aller, ne mange plus que des galettes et des flans. Martine embauche des auxiliaires de vie, et des infirmières qui se relaient matin et soir pour la toilette et les médicaments. Martine, qui vit à l'époque à 10 kilomètres de sa mère, s'occupe des courses. «Je les lui apportais le mercredi, jour de liberté dans mon travail et j'assurais ses repas ce jour-là ainsi que les week-ends».

    Durant dix ans, Martine ne prend aucune vacance, aucun week-end pour elle. Mais un jour après son départ, sa mère fait une chute et passe la nuit entière au sol. «Le médecin m'a signifié qu'elle ne pouvait plus vivre seule. Je ne pouvais pas la prendre chez moi car j'habitais un appartement au 3ème étage, elle y aurait été prisonnière, et elle aimait son jardin. Habituée à vivre dehors, elle n'aurait pas supporté d'être enfermée toute la journée». Martine, 61 ans, et à un an de la retraite, est «épuisée» et prend la lourde décision de confier sa mère à une maison de retraite médicalisée.

    «D'un coup j'ai pu respirer et entamer ma dernière année de travail plus calmement, sans la charge des nombreuses personnes à gérer autour d'elle, le médecin, les infirmières, l'auxiliaire de vie, les femmes de ménage qui se succédaient et ne restaient jamais. J'avais l'impression de gérer une PME», raconte Martine. Sa mère restera trois ans dans cette maison de retraite, jusqu'à son décès à l'âge de 94 ans. Si l'établissement lui a coûté cher, Martine ne regrette pas ce choix. «J'étais tellement épuisée arrivée à la retraite que j'ai passé la première année à dormir, sachant ma mère prise en charge et moi enfin déchargée de tout souci».

    A la genèse de chacune de ces histoires d'aidant, il y a le sens, plus ou moins évident, du devoir, et à leur crépuscule, le sentiment de l'avoir accompli. Entre les deux, chacune porte son lot de difficultés, d'abnégation et de sacrifices, avec, à chaque fois, un point commun : le manque de reconnaissance de leur travail. Eux qui mènent de front plusieurs vies, pour améliorer celle de leur parent.

    Le 25 octobre prochain, le Sénat examinera la « proposition de loi visant à favoriser la reconnaissance des proches aidants ». Elle devrait notamment permettre d'encourager le recours au congé de l'aidant, et la rémunération de ce congé.