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Sabina Spielrein, pionnière oubliée de la psychanalyse

Le cinéaste David Cronenberg en avait fait une oie blanche adepte de la fessée érotique. Violaine Gelly redonne ses couleurs à une figure méconnue de la psychanalyse, dont la vie fut dérobée par les hommes autour d’elle et par la violence du siècle

Sabina Spielrein (1885-1942). Cinq ans après avoir été la patiente de Jung, Sabina Spielrein devient la première femme à soutenir une thèse de médecine à contenu psychanalytique.  — © Wikicommons (détail)
Sabina Spielrein (1885-1942). Cinq ans après avoir été la patiente de Jung, Sabina Spielrein devient la première femme à soutenir une thèse de médecine à contenu psychanalytique.  — © Wikicommons (détail)

Longtemps, l’histoire de la psychanalyse n’a retenu d’elle que peu de choses: elle a été la patiente puis la maîtresse (un court temps) de Carl Gustav Jung, elle est à l’origine de la rencontre du psychiatre zurichois avec son maître Sigmund Freud ou encore, à Genève, elle a été l’analyste de Jean Piaget. Le nom de Sabina Spielrein apparaissait principalement dans un cadre masculin et fantasmé, petite pièce décorative de l’histoire sérieuse écrite par les hommes, alors que ce fut l’une des premières psychanalystes femmes, auteure d’un corpus analytique charnu encore en cours de redécouverte, pionnière de la psychanalyse des enfants, et même découvreuse du concept clé de «pulsion de mort», qui apparaît dans ses écrits dès 1912, quand il faudra encore huit années à Freud pour s’en emparer. Le terme n’est pas galvaudé: la psychanalyste «a vu sa vie dérobée par les hommes autour d’elle», affirme sa biographe Violaine Gelly, qui, dans La vie dérobée de Sabina Spielrein, rend justice à la vie et à l’œuvre de la Russe précurseur.

C’est sa propre maladie qui servit de rampe de lancement à l’un des esprits les plus originaux des débuts de la psychanalyse. Issue d’une famille juive aisée et très moderne de Rostov-sur-le-Don, au sud de la Russie, Sabina Spielrein a 18 ans quand sa mère l’envoie en 1904 se faire soigner à l’hôpital de Zurich pour des crises hystériques à répétition, dans le service réputé du professeur Eugen Bleuler, grand médecin humaniste très en avance sur son temps: il n’y avait pas de malades mentaux pour lui, mais des personnes ayant développé des mécanismes de résistance au monde.

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© (Wikicommons)
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Relation asymétrique

Marquée par un père violent et humiliant, parlant sept langues, musicienne, connaissant la littérature comme la mythologie, intelligente, originale et passionnée, la jeune fille fascine le collaborateur du professeur Bleuler, le Dr Jung, qui teste avec succès sur elle la cure psychanalytique, au point qu’elle devient un de ses patients emblématiques, dont il se servira pour entrer en contact avec Sigmund Freud. En quelques mois, la malade tiqueuse et convulsive se transforme en étudiante en médecine atypique et remarquée, apprenant plus ou moins dans la douleur à contrôler ses débordements. Elle s’initie à la psychanalyse, travaille sur ses liens avec la biologie ou la phénoménologie, réfléchit aux mythes des sociétés, à l’inconscient collectif. Elle devient aussi brièvement la maîtresse de Carl Gustav Jung. Celui-ci l’admire, l’encourage et la jalouse, dans une relation instable et asymétrique qui fait longtemps souffrir la jeune femme.

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Cinq ans après son arrivée comme patiente, Sabina Spielrein soutient sa thèse de médecine, devenant la première femme à écrire un doctorat à contenu psychanalytique. Celle que longtemps, dans leur correspondance, Jung et Freud persistent à appeler «la petite», ou «la petite auteure» devient aussi l’une des premières femmes membres de la Société psychanalytique de Vienne, avant de partir à Berlin poursuivre sa carrière entre conférences, patientèle et écriture d’articles remarqués. Signe définitif d’un retour à une certaine normalité? Elle se marie à un compatriote, et donne naissance à une petite Renate – la «re-née»…

Réflexions pionnières

La plume bienveillante de Violaine Gelly n’y pourra rien changer: il n’y aura pas de happy end pour Sabina Spielrein, dans une Europe en route pour le pire. «Quand le canon tonne, la voix de la psychanalyse ne se fait pas entendre dans le monde», dira Freud. Revenue en Suisse en 1915, entre Zurich, Château-d’Œx et Lausanne, elle subsiste tout juste, alors que sa rage de vivre lui fait accepter des emplois de généraliste, d’ophtalmologue, de chirurgienne, pour les faire vivre, elle et sa fille. Celle qui avait passé ses premières années en Pologne dans une école Fröbel, du nom de l’inventeur du jardin d’enfants et de la notion d’apprentissage sans maître, observe passionnément sa petite pendant toute cette sombre période, et en tire bien avant Melanie Klein ou Anna Freud des réflexions pionnières sur le jeu dans les thérapies d’enfants, ou sur la toute-puissance de l’enfant au sein.

Passionnée par les enfants, elle travaille après la guerre aux côtés d’Edouard Claparède et Jean Piaget à l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève, mais le peu d’enthousiasme des Genevois pour la psychanalyse la décide finalement, en 1923, à tenter sa chance en Russie, où le nouveau régime passe pour lui être très favorable. Les traces de Sabina Spielrein se font ensuite plus rares, et son histoire de plus en plus rugueuse, la «pédologue» acceptant difficilement le rôle assigné aux sciences de l’éducation et des enfants de faire naître un homme nouveau, dévoué au communisme. Staline a succédé à Lénine, et les déceptions et trahisons aux promesses. Elle finit exécutée dans un sombre ravin des environs de Rostov lors du pogrom de Zmievskaïa Balka, cette «vallée des serpents» où 27 000 personnes au bas mot ont été tuées par les SS à l’été 1942, principalement des juifs – on parle aujourd’hui de «Shoah par balles».

Redécouverte à partir des années 1970

Pas de rue à son nom, la méconnaissance de sa trentaine d’articles scientifiques, et une place cantonnée pendant des décennies à ses relations triangulaires avec Freud et Jung: c’est seulement à la fin des années 1970 que ses cartons laissés à l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève sont exhumés, inaugurant un mouvement de redécouverte de la brillante et fantasque psychanalyste. Depuis ont suivi un film, une pièce de théâtre, quelques livres. Celui-ci est empathique, parfois emporté mais toujours nourri d’histoire. «Tous les faits sont authentiques, et si certaines interprétations n’appartiennent qu’à moi, rien n’a été inventé», prévient Violaine Gelly dans son avant-propos. On ressort secoué de cette traversée glaçante du siècle. Une bibliographie fournie complète le récit implacable de la biographe, faisant de cette Vie dérobée un ouvrage indispensable à qui s’intéresse à l’histoire de la psychanalyse, et aux grands malades qui ont peuplé le XXe siècle.

© (Fayard)
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BiographieViolaine GellyLa vie dérobée de Sabina SpielreinFayard, 288 p.


«Sabina Spielrein, un peu comme Camille Claudel»

Violaine Gelly est psychothérapeute et journaliste, ancienne rédactrice en chef de Psychologies Magazine. Dernier livre paru: Charlotte Delbo (avec Paul Gradvohl, Fayard, 2013).

Le Temps: Le Burghölzli, l’aile psychiatrique de l’Hôpital de Zurich, était dans les années 1900 une structure étonnamment moderne…

© (Louise OLIGNY)
© (Louise OLIGNY)

Violaine Gelly: Le professeur Eugen Bleuler, formé auprès de Charcot à Paris, était un psychiatre passionné et bienveillant pour qui il n’y avait pas de malades mentaux mais seulement des patients en souffrance, avec qui il fallait développer un lien affectif pour les rejoindre dans leur folie. Un patient en délire est un patient qui cherche à communiquer. Il n’y avait pas de camisole de force au Burghölzli, où les patients étaient encouragés à faire du travail manuel, où les familles étaient mises à contribution et où médecins et patients passaient du temps ensemble. Ce fut un des premiers universitaires à soutenir les intuitions de Freud, et l’Europe entière observait attentivement son travail.

Comment expliquer que Sabina Spielrein ait pu si facilement passer du statut de patient à celui de médecin, la stigmatisation de la maladie mentale était-elle bien moins forte qu’aujourd’hui?

C’est le «côté magique» de la cure analytique… Sabina Spielrein n’a pas été guérie de sa maladie, toute sa vie elle a toujours dû gérer au mieux sa fragilité, ses débordements. La maladie mentale n’est pas une malédiction, elle se traite, on peut vivre avec, c’est une maladie comme une autre.

© (Wikicommons)
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Sabina Spielrein était Russe, elle a résidé et travaillé en Suisse, en Allemagne, avec beaucoup de déménagements, d’allers-retours. On a l’impression d’une époque beaucoup plus fluide qu’aujourd’hui…

Petite, Sabina est allée à l’école à Varsovie avant de revenir à Rostov; adulte, elle a pu facilement s’inscrire à l’Université de Zurich, sans documents particuliers. On a du mal aujourd’hui à s’imaginer cette époque avec si peu de frontières, l’Europe était très ouverte, sa mère voyageait en permanence et n’était presque jamais en Russie, les frères de Sabina aussi étudient et bougent beaucoup, le tout sans passeport. On a beaucoup régressé.

Vous avez consacré votre dernier livre à Charlotte Delbo, une autre femme remarquable et longtemps restée méconnue…

© Wikicommons
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Sabina a vu sa vie dérobée par son père, avec qui il y a peut-être eu des comportements d’inceste; Jung et Freud ont utilisé ses idées, et la manipulent à l’occasion, la méprisent dans leurs lettres, ne reconnaissent pas ses apports, ou les reprennent à leur compte. Toute sa vie elle a été humiliée, volée, oubliée, un peu comme pour Camille Claudel. On n’a pas encore découvert Sabina.