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QUENTIN HUGON POUR LE MONDE

#MeToo, du phénomène viral au « mouvement social féminin du XXIe siècle »

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Publié le 14 octobre 2018 à 09h44, modifié le 14 octobre 2018 à 11h33

Temps de Lecture 8 min.

En 2006, Tarana Burke, une travailleuse sociale originaire de Harlem (New York), lance une campagne de soutien aux victimes d’agressions sexuelles dans les quartiers défavorisés. Pour appuyer sur l’empathie et la solidarité, elle choisit un nom très court à cette initiative : « Me too » (« moi aussi »). Deux petits mots que la militante, qui a elle-même subi des violences sexuelles, regrette de n’avoir pas su dire plusieurs années auparavant à une fille de 13 ans qui s’était confiée à elle sur les viols à répétition de son beau-père. Tarana Burke ne pouvait pas s’imaginer que, dix ans plus tard, « Me too » galvaniserait des dizaines de milliers de femmes et les encouragerait à partager leur histoire. Que ce « moi aussi » serait désormais le nom d’un mouvement social d’ampleur, lancé en ligne par des femmes et à travers le monde.

Le 5 octobre 2017, l’affaire Weinstein éclabousse Hollywood. Les révélations du New York Times et du New Yorker sur les accusations d’agressions, de viols et de violences commises par ce producteur de cinéma américain font le tour de la planète grâce à Twitter, un réseau social parmi les plus privilégiés des personnalités publiques. C’est sur cette même plate-forme que rejaillit l’étincelle #MeToo. Dans la nuit du 14 au 15 octobre, Alyssa Milano, fervente critique d’Harvey Weinstein et connue pour ses rôles dans les séries Madame est servie et Charmed, décide de poster un petit message avec cette idée :

« Si vous avez été victime de harcèlement ou d’agression sexuelle, écrivez “moi aussi” en réponse à ce tweet. »

L’actrice envoie quelques minutes plus tard un deuxième tweet, accroché comme une bouée au premier : « Me too » Plus de soixante mille messages lui feront directement écho dans les cinq jours qui suivirent. Les signataires de ces tweets sont en grande partie des femmes, certaines célèbres, d’autres anonymes, qui livrent de courts témoignages, qui racontent pêle-mêle les brimades, les réflexions, les regards, les agressions, les viols. Des faits survenus au travail, mais qui s’étendent aussi à l’enfance, à la famille, à la fac, à l’espace public. L’amoncellement de ces récits en quelques centaines de caractères montre que le harcèlement sexuel des femmes ne s’arrête pas à Hollywood ; il n’épargne aucune classe sociale, aucun milieu.

« L’objet [de ces témoignages] est souvent, précisément et seulement, l’irrémédiable de ce qui a eu lieu, plutôt qu’un rêve de vengeance ou même de réparation. Des faits ressouvenus et sèchement rapportés, voilà #MeToo », constate l’anthropologue française Véronique Nahoum-Grappe à propos des témoignages dans « #MeToo : Je, Elle, Nous », un article paru dans la revue Esprit en mai 2018. « Des tweets qui n’étaient pas des réponses désinvoltes », abonde une parution sur l’activisme féministe numérique dans le European Journal of Women’s Studies en avril, « mais des témoignages soigneusement rédigés qui ont été échafaudés après des nuits blanches ».

« Une réalité massive et tragique »

Des dizaines de milliers d’internautes femmes et hommes vont à leur tour s’exprimer sur Facebook, Instagram ou encore le forum Reddit… A #MeToo vient s’ajouter une kyrielle de hashtags : #keineKleinigkeit (« pas une broutille » en allemand), #YoTambien (le « me too » espagnol), #YesAllWomen, #WhatWhereYouWearing, #TimesUp, #BeenRapedNeverReported… Certains circulaient avant le scandale Weinstein, plusieurs sont nés en réaction de colère à l’omerta hollywoodienne, à l’image du francophone #BalanceTonPorc lancé sur Twitter par la journaliste française Sandra Muller. Les discussions en ligne s’étendent de l’Amérique du Nord à l’Europe en passant par le Japon, la Corée du Sud, la Chine.

Une démultiplication extraordinaire et imprévue pour Véronique Nahoum-Grappe, qui décrit ainsi le phénomène :

« A force de s’amonceler, de s’internationaliser, ces récits nés du “je” solitaire, glissant vers le “moi aussi”, et “elle aussi” et une autre encore, finissent par dessiner un “nous”, étonnante présence collective, où chacune reste debout près de sa phrase lancée […] »

Emerge alors en quelques semaines ce que l’anthropologue décrit comme un « mouvement social féminin du XXIe siècle, qui sait user des outils technologiques de l’époque pour faire apparaître un point de vue non pris en compte à la mesure de sa réalité massive et tragique ».

Les chiffres sont vertigineux : en trois mois, ce sont trois millions de tweets #MeToo qui sont recensés par Twitter. Chaque semaine, d’octobre à janvier, plus de 38 000 font référence au harcèlement sexuel. En un an, #BalanceTonPorc comptabilise 930 000 tweets ; #MeToo, 17,2 millions. Tant sur le nombre que la portée et l’engagement sur les réseaux sociaux, la viralité de #MeToo se démarque, à en croire les universitaires américains du projet Peoria (Public Echoes Of Rhetoric In America, un programme d’étude des messages électoraux et de leur impact sur les électeurs américains). Jusqu’en janvier, ces chercheurs de l’université George Washington ont étudié, en collaboration avec l’entreprise d’analyse des réseaux sociaux Crimson Hexagon, des douzaines de hashtags reliés au harcèlement sexuel, et ont remonté des millions de tweets datant depuis 2010 pour tenter de comprendre comment #MeToo était passé d’un phénomène viral à mouvement social à part entière.

« #MeToo s’inscrit dans la durée »

« Dans une année surchargée d’informations, #MeToo s’inscrit dans la durée et comme un véritable mouvement sur les réseaux sociaux », assurait au Washington Post le professeur Michael Cohen, du projet Peoria, par opposition aux phénomènes viraux, aux discussions fugaces qui croissent et s’étiolent chaque jour sur ces plates-formes.

Pour #MeToo, le fait que les victimes soient bien plus célèbres auprès du grand public que les accusés a joué un rôle indéniable dans sa propulsion, selon les analystes du projet Peoria. Parmi elles, les actrices Alyssa Milano, Ashley Judd, Asia Argento, Rose McGowan ou Gwyneth Paltrow, la chanteuse Björk, mais aussi la gymnaste McKayla Maroney…, des femmes célèbres, puissantes et influentes ont pris part à la conversation, elles ont partagé leur propre histoire.

Alors que la plupart des mouvements sociaux du siècle dernier sont nés en bas de l’échelle sociale, #MeToo est parti des classes sociales urbaines, où les femmes — ici souvent actrices, journalistes, militantes — sont éduquées. Des femmes qui évoluent dans des milieux où elles ont pu « s’éloigner du système de croyance traditionnel qui lie sexualité illégitime, honte sociale et souillure morale de la femme », rappelle l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe.

« Twitter, un espace plus sûr que la rue »

Porté par des illustres, #MeToo est pourtant resté un mouvement sans visage ni chef. Quelques jours après son initiative, Alyssa Milano, créditée pour #MeToo, rendra hommage à Tarana Burke pour son combat dans l’ombre auprès des médias américains. La militante afro-américaine disait aux Inrockuptibles être « au départ très gênée de voir ce slogan destiné aux femmes noires devenir mainstream et [a] très vite compris qu’il fallait s’impliquer dans ce débat pour faire entendre la voix des marginalisées ». Stars et inconnues se partagent la « une » du Times et fouleront les tapis rouges des Golden Globes en janvier. Parce qu’il n’appartient pas non plus à ses porte-voix, #MeToo a su aussi résister lorsqu’une de ses plus retentissantes ambassadrices, Asia Argento, a été à son tour accusée d’agression sexuelle l’été dernier.

Que ce soit le site de microblogging Twitter qui ait facilité l’émergence de #MeToo ne manque pas d’ironie. Ainsi on ne compte plus le nombre de critiques que le réseau social a dû essuyer pour avoir laissé s’entretenir des discours haineux, mais aussi des pratiques de cyber-harcèlement envers des femmes, à l’instar de celui qu’a dû affronter la journaliste française Nadia Daam. Mais à la lumière des conclusions de l’article sur l’activisme féministe numérique dans le European Journal of Women’s Studies, ce n’est après tout pas si curieux : interrogées dans le cadre de l’étude, nombre de femmes ayant contribué à des hashtags sur le harcèlement sexuel « estiment, en dépit des risques et de l’hostilité sur ces sites, que Twitter et les plates-formes en ligne constituaient des espaces plus sûrs et plus faciles pour s’engager dans le militantisme féministe que des lieux hors ligne tels que la rue, les lieux de travail, les écoles, la famille et les amis ».

De la même façon que tout phénomène populaire sur les réseaux sociaux, les hashtags ont pu aussi être détournés, moqués. A l’image de #jesuis pour marquer la solidarité , #balanceton est devenu désormais un standard, un label que les internautes accolent à « élu », « RER », « youtubeur » pour dénoncer. #BalanceTonPorc est même devenu une marque déposée.

« Repenser la question du rapport entre les sexes »

Toujours est-il que #MeToo a permis de faire bouger les lignes. En plus d’avoir éveillé des consciences et d’avoir galvanisé quelques rassemblements physiques, comme la seconde marche des femmes aux Etats-Unis en janvier ou les manifestations des Argentines en faveur de la légalisation du droit à l’avortement, le mouvement a amené la question du harcèlement sexuel et des violences envers les femmes sur de nombreuses tables : dans la sphère publique et politique, au sein des entreprises, dans les écoles et dans les couples.

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Des femmes expérimentent aussi plus de sororité entre elles, comme le racontaient certaines lectrices du Monde ; d’autres se sentent plus fortes pour témoigner, répondre à leur agresseur ou porter plainte. En France, 39 000 plaintes pour coups et blessures volontaires ont été déposées depuis janvier, soit 10 000 de plus qu’il y a un an, et 3 357 cas de violences sexuelles recensés en plus selon LCI. D’après, la plate-forme de veille en ligne Visibrain :

« En 2017, deux fois plus de tweets concernant les agressions et le harcèlement sexuel ont été publiés par rapport à 2016. »

Enquête (édition abonnés) : Article réservé à nos abonnés le vertige de la vie d’après pour les victimes d’agressions sexuelles

Sur les avancées sociales, Véronique Nahoum-Grappe pointe le « danger de rétrogradation ». L’anthropologue avertit : « Il faut avoir conscience que les acquis démocratiques dans l’histoire des femmes sont extrêmement fragiles. » De son côté, la techno-sociologue turque Zeynep Tufekçi, auteure de Twitter and Tear Gas : The Power and Fragility of Networked Protest (Yale, 2017, « Twitter et gaz lacrymogène : le pouvoir et la fragilité de la protestation en réseau », non traduit), suggère dans son ouvrage que la rapidité à laquelle les protestations en ligne s’organisent et le fait qu’elles n’aient souvent pas de représentants pour négocier politiquement peuvent aussi les affaiblir.

Dans son dernier entretien au Monde, Françoise Héritier, figure de l’ethnologie et du féminisme, disparue un mois après le début de #MeToo, envisageait que « les conséquences de ce mouvement [puissent] être énormes. A condition de soulever non pas un coin mais l’intégralité du voile, de tirer tous les fils pour repenser la question du rapport entre les sexes, s’attaquer à ce statut de domination masculine et anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible. C’est un gigantesque chantier ». Un an après l’étincelle, tout reste encore à faire.

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