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Alerte mondiale à la surpêche

Pour la première fois, l’ONU reconnaît officiellement une baisse des captures d’espèces sauvages en mer. La raréfaction des poissons conduit les pêcheurs à ratisser de plus en plus loin des côtes

Image d'illustration. Dans une usine en Russie, mai 2018. — © Yuri Smityuk/TASS
Image d'illustration. Dans une usine en Russie, mai 2018. — © Yuri Smityuk/TASS

«L’océan nous dit qu’il n’en peut plus mais nous sommes sourds. Les politiques de la pêche sont absurdes et conduisent à la catastrophe.» Le Franco-Canadien Daniel Pauly, responsable de Sea Around Us, un groupe de recherche sur l’état des pêcheries basé à l’Université de Colombie-Britannique (Vancouver), est pessimiste et cite volontiers le cas de la morue à Terre-Neuve.

En 1992, le gouvernement canadien avait décrété un moratoire total sur la pêche au cabillaud (morue) dans l’archipel après l’effondrement des stocks de cette espèce, qui est massivement pêchée depuis le XVIIIe siècle. Depuis, on lit souvent que la population de morue était devenue si faible que l’espèce n’a jamais pu rebondir.

«C’est bien pire que cela, s’insurge Daniel Pauly. En réalité, la pêche n’a jamais cessé, même si elle était beaucoup plus réduite et artisanale. Il y a quatre ans, les morues sont redevenues plus nombreuses, un signe que leur population commençait à se remettre. Mais le gouvernement canadien a immédiatement autorisé la pêche au chalut. Résultat, le stock s’est de nouveau écroulé.»

Cet été, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a publié son rapport 2018 sur les pêcheries. Elle reconnaît pour la première fois une diminution des captures d’espèces sauvages en mer, avec 79,3 millions de tonnes en 2016 contre 81,2 millions de tonnes en 2015. Selon la FAO, la part des espèces surexploitées est passée de 10% en 1974 à 33% en 2015, tandis que celle des espèces capturées au maximum biologiquement supportable est passée de 50 à 60%. Autrement dit, il ne reste plus aujourd’hui que 7% des espèces qui ne sont pas menacées de surpêche!

«C’est probablement plus grave encore, car les données de la FAO ne représentent qu’une partie des prises», souligne Daniel Pauly. En effet, l’organisation onusienne s’appuie sur les informations fournies par les pays. Nombre d’entre eux, faute de moyens d’évaluation, se contentent d’envoyer les mêmes chiffres d’une année sur l’autre. «De plus, ces données ne prennent pratiquement pas en compte la pêche artisanale et la pêche récréative. Selon nos calculs, les captures sauvages en mer sont 50% plus élevées que les données officielles.»

Des calculs étayés par le gigantesque recensement réalisé par Sea Around Us depuis quinze ans. Un travail de fourmi, réalisé pays par pays. «Nous avons par exemple enquêté aux Bahamas pour recenser les prises de la pêche récréative et les factures d’achat de poisson dans l’hôtellerie-restauration. On a pu établir que les Bahamas pêchent trois fois plus que ne le disent les données officielles!» A l’échelle mondiale, la pêche récréative en mer représenterait, selon Daniel Pauly, près d’un million de tonnes par an!

La raréfaction des poissons conduit certaines grandes nations de pêche industrielle à ratisser très loin de leurs côtes. Cet été, le groupe Sea Around Us a montré que les navires des 20 flottes de pêche hauturière les plus importantes (dont la Chine, la Corée du Sud, Taïwan et l’Espagne) ont parcouru, en 2014, une moyenne de 4000 km par campagne de pêche, soit deux fois plus qu’en 1950, tandis que leurs captures totales se sont accrues de 600%.

Mais, à y regarder de plus près, cette hausse spectaculaire masque la réalité du dépeuplement des océans: si on divise par la distance parcourue le tonnage pêché par ces navires, on constate que l’efficacité de la pêche lointaine a été divisée par 3,5 depuis 1950. Quant aux captures totales en mer, elles ont certes grimpé de 400% entre 1950 et 1996, mais elles ont baissé depuis de 18%, selon Sea Around Us, tandis que la FAO ne reconnaissait qu’une stagnation jusqu’à son rapport 2018.

«La pêche est un enjeu de sécurité alimentaire, notamment en Asie, en Amérique du Sud et en Afrique, insiste l’halieute Philippe Cury, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) français. Au Sénégal, où le mérou a quasiment disparu, la dernière ressource locale est la sardinelle que les femmes de pêcheurs faisaient sécher et qui était vendue dans toute l’Afrique de l’Ouest. Puis la Chine a construit 41 usines au Sénégal et en Mauritanie pour produire de la farine de poisson exportée en Asie pour nourrir les poissons d’élevage. La transformation locale de la sardinelle est en chute libre, ce qui entraîne du chômage et une baisse des apports alimentaires en protéines en Afrique de l’Ouest. C’est dramatique.»

Ce ratissage des ressources locales n’est pas la dernière des menaces qui pèsent sur des populations fragiles, puisqu’il s’accompagne des effets du réchauffement climatique. «Dans des pays comme le Pérou, la pêche est en perte de vitesse car les stocks d’anchois subissent aussi les effets du réchauffement.»

Au printemps dernier, l’organisation non gouvernementale Global Fishing Watch (GFW) a créé la sensation en calculant que la pêche industrielle ratissait 55% de la surface des océans – soit plus de 80% si on enlève les zones de banquise –, une superficie quatre fois plus importante que celle consacrée à l’agriculture. En août, un groupe de scientifiques a contesté la méthode de GFW en affirmant, à partir des mêmes données, que seuls 4% des océans terrestres étaient exploités. Un résultat à lire avec précaution, car il a été subventionné par des industriels de la pêche.

«C’est incroyable qu’on puisse tordre les chiffres ainsi, s’insurge Philippe Cury. D’autant que l’estimation de GFW est optimiste puisqu’elle ne prend en compte que les navires qui pêchent en haute mer et dont le système d’information par satellite est branché. Or les pêcheries artisanales ne sont pas équipées de ce système et beaucoup de gros navires n’hésitent pas à le débrancher pour ne pas être surveillés!» Selon Sea Around Us, près de 3 millions de tonnes de captures chinoises en Afrique ne seraient pas déclarées, en raison d’accords de pêche secrets et de bateaux non géolocalisés.

Peut-on renverser la tendance et cesser l’hécatombe? «Il faut d’abord arrêter de subventionner la pêche industrielle, suggère Daniel Pauly. Si elle ne l’était pas, elle ne serait pas rentable et cesserait immédiatement. Il faut aussi créer de vastes aires marines protégées au sein même des zones de pêche, et non pas dans les endroits les moins fréquentés comme on s’est contenté de le faire. Enfin, il faut appliquer des politiques permettant de reconstituer les stocks à échéance de dix ans.»

Cela consiste à fixer des quotas sur des seules bases scientifiques et non sur des tractations politiques, comme le fait l’Union européenne. Seuls les Etats-Unis appliquent des quotas scientifiques depuis l’adoption d’une loi, le Magnuson-Stevens Act. Une contrainte pour les pêcheries dont Donald Trump voudrait bien se débarrasser…

«Je suis bien évidemment d’accord avec ce que propose Daniel Pauly, commente Philippe Cury. On peut ajouter qu’on pêche aujourd’hui avec des techniques bien plus destructrices qu’au XIXe siècle, même si les chaluts sont encore en activité. Il faudrait un important effort de R&D pour développer des méthodes dignes du XXIe siècle. A l’ère de l’intelligence artificielle, on pourrait avoir des engins beaucoup plus sélectifs! Si on veut faire reculer la pauvreté dans le monde, il faut prendre le problème de la pêche à bras-le-corps. Et contrairement au réchauffement climatique et à la pollution, on sait comment le résoudre!»