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Interview

Pollution de Chevron-Texaco : «Le système judiciaire international protège les criminels du secteur privé»

Un représentant de communautés amazoniennes victimes des exactions de l'entreprise pétrolière a décidé de porter son combat devant les Nations unies.
par Aude Massiot
publié le 16 octobre 2018 à 12h33

Cette semaine, de nombreux Etats se réunissent à Genève, en Suisse, sous l’égide des Nations unies pour travailler à la création d’un traité international sur le respect des droits humains et de l’environnement par les multinationales. Bien que l’Union européenne y soit opposée, les Equatoriens Justino Piaguaje et Pablo Fajardo espèrent que ce processus aboutira. Leur but : clore une bataille juridique menée depuis vingt-cinq ans contre l’entreprise américaine pétrolière Chevron-Texaco. Justino Piaguaje est un des plaignants et représentant des communautés autochtones atteintes par la contamination. Pablo Fajardo est l’avocat principal de 30 000 citoyens qui ont attaqué en justice l’industriel pour la pollution provoquée dans la région amazonienne de Lago Agrio. Passés par l’Assemblée nationale française, puis par Bruxelles, ils viennent en Europe réclamer justice. Entretien croisé.

Pouvez-vous rappeler l’affaire qui vous oppose à l’entreprise pétrolière Chevron-Texaco ?

Justino Piaguaje : Pour notre peuple, la lutte a débuté dans les années 70, bien avant le procès lancé en 1993. L'exploitation pétrolière était perçue comme un bienfait, une richesse qui permettrait d'en finir avec la pauvreté. Pour nous, cela a marqué le début de la résistance contre la pollution et la perte de nos territoires dans l'Amazonie équatoriale. Sans la nature, mon peuple n'est rien. Et la nature a besoin de nous pour survivre, dans une codépendance.

Pablo Fajardo : A partir de 1993, et pendant neuf ans, Chevron a saisi les tribunaux nord-américains pour demander que l'affaire soit jugée par la justice équatorienne. A ce moment-là, la multinationale assurait que les tribunaux y étaient dignes de confiance. L'entreprise a gagné et l'affaire a été transférée en Equateur en 2003. Nous avons apporté les preuves que Chevron a causé des dommages conséquents, non seulement aux écosystèmes naturels, mais aussi à la culture millénaire des peuples autochtones. Leurs produits toxiques sont à l'origine de problèmes de santé, de malformations congénitales, de cancers dans les communautés locales. En 2011, le juge de première instance a condamné Chevron et a exigé que l'entreprise paye pour réparer ces atteintes. Un an plus tard, les juges de la cour d'appel ont confirmé cette décision. Puis, en novembre 2013, la Cour nationale de justice a elle aussi approuvé le jugement initial. Finalement, le 10 juillet, la Cour constitutionnelle d'Equateur, le dernier échelon de la justice, a de nouveau ratifié le jugement. Chevron est coupable et doit payer 9,5 milliards d'euros de réparations.

Comment la pollution affecte-t-elle le quotidien des populations ?

J.P. : Le lit des rivières a été durablement contaminé par des produits toxiques. Les cours d'eaux ne peuvent plus filtrer les eaux souterraines. C'est là où nous nous lavons, nettoyons les outils, recueillons l'eau potable et faisons la cuisine. Nous n'avons pas l'eau courante. Nous pêchons aussi pour nous nourrir. De graves problèmes de santé ont émergé près des puits de pétrole. C'est une atteinte grave à notre culture ancestrale. Nous avons besoin d'espaces apaisés, en accord avec la nature, pour que les chamans mènent leurs rites. Les jeunes générations perdent leur «cosmovisión» [conception spirituelle du monde, ndlr]. Nos territoires ne sont plus considérés que pour leur valeur économique.

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Depuis tout ce temps, pourquoi n’avez-vous pas obtenu les réparations dues par Chevron-Texaco ?

P.F. : La multinationale américaine a retiré depuis longtemps tous ses actifs d'Equateur. Nous avons déposé des recours devant des tribunaux étrangers où Chevron a des filiales pour que l'argent demandé par la justice équatorienne soit délivré. Au Brésil et en Argentine, ils ont refusé sous prétexte que les branches locales de Chevron sont autonomes de la maison mère. Pourtant les prises de décision et les revenus transitent par le siège aux Etats-Unis. Au Canada, nous avons perdu en première instance, mais nous pensons avoir assez d'éléments pour faire renverser le jugement par la Cour suprême. Seulement, on nous demande de payer 350 000 dollars en frais judiciaires pour lancer la procédure… La justice a décidément un coût élevé, surtout quand on se bat pour un bien commun.

Vous avez aussi saisi la Cour pénale internationale de La Haye…

P.F. : Le 24 octobre 2014, nous y avons déposé une plainte contre le dirigeant de Chevron sur les chefs d'accusations d'écocide et génocide pour les plusieurs centaines de décès liés notamment à l'utilisation des produits toxiques en Amazonie équatorienne. La Cour nous a répondu en mars 2015 qu'elle n'avait pas de fondement pour enquêter. Le système juridique international protège les criminels du secteur privé et laisse les individus sans défense. Nous demandons l'argent pour nettoyer l'Amazonie et que les communautés locales puissent vivre dignement sur leurs terres.

Chevron-Texaco a-t-il tenté d’arrêter votre démarche judiciaire ?

P.F. : Chevron-Texaco a tenté par tous les moyens d'empêcher les peuples d'avoir accès à la justice. En 2006, l'entreprise a mis en place une campagne de lobbying aux Etats-Unis afin que le gouvernement ne conclut plus d'accords commerciaux avec l'Equateur en réponse à la condamnation. Cela s'est accompagné d'une campagne médiatique de diffamation du système judiciaire équatorien, décrit comme partial et corrompu. L'entreprise a aussi saisi trois tribunaux d'arbitrage internationaux sur les contentieux commerciaux extra-étatiques. Le 31 août, une décision très problématique pour nous a été rendue. Les juges d'arbitrage à La Haye ont demandé à l'Equateur d'annuler sa décision dans le cas de Lago Agrio. C'est illégal. Ils ordonnent au gouvernement équatorien de violer sa propre Constitution.

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Quelle a été la réponse du gouvernement équatorien à la décision du tribunal arbitral fin août ?

P.F. : Il n'existe actuellement aucun mécanisme juridique qui permet au gouvernement d'annuler une décision de son propre système juridique. Seulement, pour garder de bonnes relations commerciales avec les Etats-Unis, le gouvernement actuel préfère sacrifier les droits de sa population. La semaine dernière, il a lancé un processus afin de modifier la loi et permettre à Chevron d'obtenir l'annulation de notre jugement. Une telle législation serait une première au monde.

Est-ce que Chevron-Texaco a commencé à dépolluer les zones affectées ?

P.F. : L'entreprise a mené un programme de mai 1995 à septembre 1998. Il n'y a pas eu réellement de nettoyage, ils ont construit 56 piscines pour le pétrole, ont retiré les produits toxiques visibles mais n'ont pas dépollué en profondeur, notamment les eaux souterraines.

Etes-vous en colère contre le gouvernement ?

J.P. : Les gouvernements de toutes les orientations politiques se sont succédé mais l'attitude envers notre combat est restée la même. Nous n'abandonnerons jamais cette bataille avant d'obtenir la réparation des dommages, même si nous devons transmettre notre combat de génération en génération.

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