Ouïgours : "C’est peut-être un génocide d’un genre nouveau qui se déroule sous nos yeux"

Ouïgours : "C’est peut-être un génocide d’un genre nouveau qui se déroule sous nos yeux"
Tashpolat Teyip, docteur honoris causa de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et président de l’Université du Xinjiang, a été condamné à mort en Chine. (EPHE)

TRIBUNE. La Chine enferme des millions de Ouïgours et condamne à mort leurs élites. Ce qu'elle vise désormais, c'est la sinisation, c’est à dire l’éradication totale de leur culture.

Par Marie-Françoise Courel
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Marie-Françoise Courel est présidente honoraire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), Directrice d'Etudes émérite et membre de l'Académie des Sciences d'Outre Mer. Elle a été directrice Scientifique des Sciences humaines et sociales au CNRS (2006-2008). Elle dénonce l'arrestation arbitraire et la condamnation à mort de Tiyip Tashpolat (à gauche sur la photo), chercheur et président de l’université du Xinjiang, docteur honoris causa de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), accusé de nourrir des pensées "politiquement incorrectes". Voici sa tribune.

Tiyip Tashpolat a "disparu" en mai 2017. Formateur passionné, chercheur de renom, il était le président de l’université du Xinjiang. Des années durant, j’ai travaillé avec lui. Nous avons bâti un réseau mondial pluridisciplinaire consacré à l’étude des régions arides – régions ressources pour la planète. Trois volumes attestant de ces travaux ont été publiés par des éditeurs scientifiques prestigieux (Springer et Hermann). Nous avons organisé ensemble quatre rencontres internationales. Le 14 novembre 2008, à la Sorbonne, en hommage à ses qualités scientifiques exceptionnelles, Tashpolat Tiyip a été élevé au rang de docteur honoris causa par ses pairs de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE).

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Condamné à mort pour "double jeu"

Au moment où j’écris ces mots, j’apprends qu’il a été condamné à mort avec deux ans de sursis. Depuis son arrestation il y a plus d’un an à l’aéroport de Pékin où il se trouvait avec sept de ses étudiants, jusqu’à l’annonce de sa condamnation à la peine capitale le 3 octobre, on n’a plus eu de nouvelle de lui. On ne sait toujours pas où il se trouve.

De quoi Tiyip Tashpolat est-il coupable ? Le gouvernement chinois l’accuse de "double jeu" – c’est à dire d’être resté secrètement attaché à sa culture, ce qui le rend suspect de "séparatisme", un crime aux yeux du Parti communiste chinois qui exige une allégeance absolue. Au nom de ce crime, Pékin exécute les savants, enferme les penseurs, menace les spécialistes de littérature ouïghoure et ferme les musées après avoir fait "disparaître" leurs directeurs.

Aujourd’hui, au Xinjiang, il ne suffit plus d’accepter la domination chinoise ni de se soumettre. Le pouvoir vise désormais la sinisation, c’est à dire l’éradication totale de tout ce qui fait un peuple et une culture. Du choix du prénom jusqu’à la religion, en passant par les traditions culinaires et vestimentaires, par la langue elle-même désormais interdite dans certaines régions du Xinjiang (Khotan, Kashgar…), la Chine a entrepris de détruire systématiquement la mémoire d’un peuple. Depuis longtemps déjà, le développement du tourisme interne avait imposé une "folklorisation" des territoires : les quartiers anciens des villes ont été détruits pour être remplacés par des architectures pseudo-traditionnelles ; dans les déserts, se déploie un "tourisme d’aventure" consistant en un tour d’une heure à dos de chameau pour 90 euros. Des parcs d’attraction criards sont construits au milieu des plus beaux sites naturels du monde, etc.

Une agression sans précédent

Et pour aller au bout de cette éradication, on fait disparaître les individus capables de la dénoncer, et on fait régner la terreur pour achever d’imposer le silence. C’est peut-être un génocide d’un genre nouveau qui se déroule sous nos yeux, dans les espaces désertiques des confins de la Chine.

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Car au-delà des condamnations à mort de personnalités, la population tout entière fait l’objet d’une agression sans précédent. Plus d’un million de Ouïghours sont enfermés dans des camps d’internement, pudiquement appelés "centres de formation professionnelle". Deux autres millions se retrouvent dans des camps "ouverts" mais coupés du monde. Le but ? "Favoriser l’harmonie religieuse" par le recours à une "éducation idéologique propre à éliminer l’extrémisme". Le tout facilité par des "traitements psychologiques". A cela, il faut ajouter plusieurs centaines de milliers de détenus envoyés de force vers des camps situés hors du Xinjiang, en Mandchourie et dans le Gansu. Malgré la tentative par les autorités chinoises de donner un fondement légal à ces camps d’internement, il s’agit de la plus grande incarcération de masse d’une minorité dans le monde.

Détentions par millions et endoctrinement de masse

Parallèlement à ces millions de détentions extra-judiciaires et à cet endoctrinement politique de masse, la Chine a déployé un grand nombre d’instruments de contrôle. Surveillance permanente, caméras de reconnaissance faciale, collecte des données ADN de toute la population, apposition de QR codes sur les domiciles et les documents, présence militaire et policière encore intensifiée, visites domiciliaires de "contrôle de loyauté". Sans compter le recours "classique" aux menaces, à l’arrestation des proches et à la torture. Tous les moyens sont bons pour mettre à genoux les Ouïghours et les Kazakhs (autre population autochtone du Xinjiang) accusés – largement à tort – d’avoir eu recours à la violence pour tenter d’endiguer l’envahissement du Xinjiang par la colonisation des Chinois venus de l’intérieur (la majorité han).

Ces méthodes déjà mises en œuvre depuis plusieurs mois au Xinjiang doivent être encore intensifiées selon You Quan, membre influent du comité central du Parti communiste chinois, particulièrement impliqué dans les affaires ethniques et religieuses. Car il faut se protéger de "l’infiltration de l’extrémisme religieux".

Et nous ne disons rien, ou si peu…

C’est un appel que je lance aux Français, à commencer par le Président Macron. Il faut sauver notre collègue Tiyip Tashpolat (s’il est encore en vie), ses proches et ses collègues, qui incarnent la culture du peuple ouïgour. Il faut exiger du gouvernement chinois qu’il arrête de martyriser les Ouïgours et les Kazakhs de Chine. Nous ne pouvons pas laisser disparaître tout un peuple sans réagir. Il y va de la conscience de l’humanité toute entière.

Les intertitres sont de la rédaction.

Marie-Françoise Courel
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