Voyageurs sur un quai bondé à la gare de Lyon à Paris, premier des deux jours de grève de la SNCF, le 3 avril 2018

C'est l'une des règles de base de la gestion de foules : elles ne doivent jamais se rencontrer.

afp.com/ludovic MARIN

A l'aéroport d'Amsterdam, de fausses mouches sont collées dans les urinoirs des hommes. Résultat : ces messieurs visent mieux et les dépenses de nettoyage ont diminué de... 80 %. A Paris, une grande banque a décide de régler par défaut toutes ses imprimantes sur "recto-verso" et "noir et blanc". Résultat : sa consommation de papier et d'encre couleur baisse drastiquement, en vertu de la loi du moindre effort...

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Tout cela paraît léger et ludique? Vous n'y êtes pas. Ce sont là quelques transpositions très concrètes des découvertes les plus récentes des neurosciences. Et notamment des travaux d'un prix Nobel d'économie de 2017, Richard Thaler, spécialiste des biais cognitifs et de leurs effets sur le fonctionnement des marchés. Sa démonstration ? Contrairement à ce que prétendent les tenants du libéralisme, l'homo oeconomicus ne se comporte pas toujours de manière rationnelle. Au contraire. Les codes sociaux, l'image qu'il veut donner de lui-même, les informations qu'il reçoit; tout l'influence. Dès lors, il est possible de modifier le comportement humain par de simples incitations, sans recourir ni à la contrainte ni à la sanction financière. Une méthode connue sous l'appellation nudge, en anglais, ou "coup de pouce" chez nous. Procédé qui inspira en son temps Barack Obama et qui intéresse de plus en plus les grandes sociétés.

En France, la SNCF est l'une des entreprises les plus en pointe sur le sujet. "Pour nous, les enjeux sont énormes. Ces techniques peuvent nous aider à améliorer la fluidité dans les gares, à encourager la validation et à prévenir les comportements à risques", énumère Alain Krakovitch, le patron de la SNCF en Ile-de-France. Souriez, vous êtes manipulé ?

Il y a de cela, évidemment, sans que ce soit un problème, selon Diane Geffroy, l'une des co-fondatrices du cabinet Psykolab. "Le terme 'coup de pouce' suppose que deux conditions soient réunies : l'incitation sans contrainte ET la recherche d'un objectif vertueux. En revanche, si ce conditionnement est utilisé dans un but commercial, comme le font par exemple les fabricants de tabac, on a affaire à du marketing et non plus à la recherche de l'intérêt collectif", reprend Diane Geffroy. Toute la question, bien sûr, consiste à savoir qui a le pouvoir de définir ce qu'est un objectif "vertueux"... Quoi qu'il en soit, la division Transillien (la SNCF Ile-de-France) s'est lancée depuis dix-huit mois dans une phase de test en recourant précisément aux conseils de Diane Geffroy et de Nicolas Fieulaine, du Groupe de recherche en psychologie sociale. En voici quelques applications concrètes.

1. L'orientation des foules

Le problème. La gare de Saint-Denis est aujourd'hui complètement saturée. Facteur aggravant, une majorité de clients ne connaît même pas l'existence de l'une des sorties, mal indiquée. Tout le monde se croise dans des souterrains étroits. Or, c'est l'une des règles de base de la gestion de foules : elles ne doivent jamais se rencontrer. Des panneaux "sens interdit" avaient bien été disposés pour affecter les différents couloirs à un seul sens de circulation. Mais rien n'y a fait. Des petits malins les empruntaient malgré tout, persuadés de gagner du temps. Avec, au bout du compte, des ralentissements, des bousculades et de l'énervement.

La solution "coup de pouce". La SNCF a d'abord remplacé les "sens interdit" par des panneaux "voie sans issue". C'est tout bête, mais, devant l'augmentation du risque, beaucoup de voyageurs ont changé d'habitude et utilisé les bons souterrains. Au moyen d'un trompe-l'oeil, elle a également mis en valeur une seconde sortie, auparavant masquée par un poteau. Et souligné son utilité en précisant qu'elle permettait d'accéder directement à plusieurs arrêts de bus.

Les résultats. Le nombre de personnes empruntant le souterrain à contre-sens a baissé de 41 %.

Gare de Saint-Denis. Panneau voie sans issue

Un faux panneau "voie sans issue" a remplacé l'ancien sens interdit.

© / SNCF

2. Le signal d'alarme

Le problème. Quand une personne se sent mal, les autres voyageurs ont souvent pour réflexe de tirer sur le signal d'alarme, ce qui oblige le conducteur à s'arrêter et à attendre l'arrivée des secours. A la clé : des retards en chaîne sur toute la ligne. Or, le fameux signal est souvent tiré à mauvais escient. "90 % des malaises ne nécessitent pas l'intervention de secours extérieurs. Il s'agit simplement d'individus qui n'ont pas pris leur petit-déjeuner", indique Alain Krakovitch.

La solution "coup de pouce". Elle tient en un mot : l'information, afin d'aider les usagers à choisir la bonne solution. "Pour cela, des affiches ont été apposées dans les trains, avec trois codes couleur et l'indication de la perte de temps entraînée par sa décision", indique Catherine Delisle, la "madame coup de pouce" de Transilien. Carré vert pour un malaise léger; il suffit d'un sucre ou d'un verre d'eau pour que le voyageur indisposé se sente mieux, et de rester auprès de lui après l'arrivée du train. La perte de temps est estimée à 5 minutes environ. Carré orange pour un malaise avec perte de connaissance, des affaires oubliées, un acte de violence. Cette fois, il faut contacter l'assistance au 31 17 et prévoir un retard de 10 minutes. Une vie en danger ? Pas d'hésitation. Cette fois, le carré est rouge et la consigne claire. Il faut bel et bien actionner le signal d'alarme. Et savoir que vous arriverez à destination une heure plus tard que prévu.

Les résultats : Dans les situations d'urgence, le recours au signal d'alarme est passé de 50 % à 20 %.

SNCF Information voyageurs en cas d'incidents

Les panneaux indiquent aux voyageurs la marche à suivre selon la gravité de la situation. Dans 90 % des cas, le recours au signal d'alarme n'est pas nécessaire.

© / SNCF

3. La fraude

Le problème. La gare d'Aulnay-sous-Bois a connu une longue période de travaux, pendant laquelle l'accès aux trains n'était plus contrôlé. Beaucoup de voyageurs ont pris l'habitude de ne plus payer.

La solution "coup de pouce". Des appels à la validation disposés très en amont des bornes de contrôles ("Pensez à valider", "C'est presque là, vous y êtes"). Et des messages gratifiant l'honnêteté ("Bravo et merci") et expliquant l'utilisation des recettes de billetterie ("pour améliorer les services en gare"). Objectif : valoriser le comportement de ceux qui paient.

Les résultats. Positif selon précise Catherine Delisle: "Nous avons observé que la part de voyageurs validant leur billet est passée de 68 % avec des contrôles classiques par des agents de la SNCF à 76 % avec la méthode coup de pouce."

SNCF préparation à la validation

"Pensez à valider", "C'est presque là, vous y êtes", " Bravo et merci " : les appels à la validation disposés au sol en gare d'Aulnay-sous-Bois ont rencontré le succès.

© / SNCF

4. Les affaires oubliées dans les trains

Le problème : Il est 18h25, en ce lundi d'octobre et il y a foule à la station gare du Nord de la ligne B. Absorbée dans ses pensées, une jeune femme entre dans le RER en oubliant sa valise sur le quai. Petite distraction, grandes conséquences. En raison du risque terroriste, les consignes sont strictes : le bagage doit impérativement être examiné avant que le trafic ne reprenne. Ce qui, en heure de pointe, engendre retards, annulations, wagons bondés... L'idéal pour nous faire détester le train.

La solution "coup de pouce". Elle prend deux formes. D'abord, la diffusion de messages sonores incitant les voyageurs à se demander s'ils n'ont rien laissé derrière eux, en insistant sur les effets négatifs d'une éventuelle inattention, de la perte de temps à la destruction des bagages. Encourager ensuite les autres voyageurs à intervenir. Comment ? Avec des panneaux montrant un passager signalant à un autre l'oubli de son sac tandis qu'à l'arrière-plan, une jeune femme (ravissante, évidemment) approuve ostensiblement ce comportement altruiste.

Les résultats. Le nombre de personnes interpellant des voyageurs étourdis est passé de 12 à 42 %.

SNCF campagne de communication contre les bagages oubliés

Un bagage oublié doit être examiné, ce qui provoque des retards. D'où ces panneaux encourageant les voyageurs à intervenir.

© / SNCF

Evidemment, la méthode coup de pouce ne fonctionne pas toujours. La SNCF en a fait l'expérience à la station Rosa Parks du RER E, où l'escalator était souvent saturé. La solution paraissait pourtant simple : rendre plus visible la passerelle attenante tout en communiquant sur les bienfaits de l'exercice physique. Lourde erreur. "Notre proposition a été massivement rejetée par nos clients, reconnaît Catherine Delisle. Ils nous ont expliqué que l'utilisation de la passerelle provoquait une perte de temps beaucoup trop importante et qu'ils en avaient assez qu'on les culpabilise en leur demandant de faire du sport."

Pas suffisant, cependant, pour décourager la SNCF de poursuivre sur cette voie. "Nous sommes pragmatiques, résume Alain Krakovitch. Quand les tests sont concluants, nous les généralisons. Quand ce n'est pas le cas, nous corrigeons ou nous abandonnons." Pionnière en la matière avec déjà 14 expériences à son compteur, la division Transilien a même fait école dans la grande maison. La filiale Keolis l'utilise pour inciter les jeunes à boucler leurs ceintures de sécurité dans les cars scolaires tandis que les TGV y recourent pour limiter l'usage intempestif du téléphone dans les wagons.

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