Quelle est la série comique britannique la plus rediffusée, la plus connue, de ces 60 dernières années? Si l'on pose la question aux Français, la réponse se situe entre les Monty Python, Mr Bean, Fawlty Towers ou hélas Benny Hill (série, pour information, qui a cessé d'être diffusée sur les écrans britanniques dix ans avant son interruption sur FR3.) Cette liste représente les émissions dont l'humour surréaliste et surtout visuel correspond le mieux aux idées reçues en France sur le "British humour".
Si l'on demande aux Britanniques, en revanche, la réponse est tout autre. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les chiffres d'audimat, la réponse est incontestable. "Dad's Army", l'armée de papa. Il ne se passe pas une semaine depuis les années 60 sans que cette sitcom ne figure dans les programmes de la BBC, et pas n'importe où! Samedi prochain, 20 octobre 2018, regardez le programme! Elle est à nouveau en access prime-time sur BBC 2. Comparez ces chiffres aux séries citées plus haut qui ont été diffusées deux, peut-être trois fois au grand maximum.
"Dad's Army" n'a jamais traversé la Manche, la série étant inconnue au bataillon (c'est le cas de le dire) sur les petits écrans "on the continent". Pour cause. La série est nettement moins visuelle, puisant davantage dans le jeu d'excellents acteurs, parmi les meilleurs des années 60, et proposant des scénarios en effet souvent cocasses. Ce n'est pas la principale raison de son succès ni de sa pérennité, en revanche, et qui veut comprendre le Brexit, n'a pas à chercher ailleurs...
Dad's Army raconte les préparatifs risibles d'une troupe de la Home Guard, une formation de soldats inaptes à partir sur le front, tous volontaires pour protéger le territoire national contre un éventuel débarquement allemand. Aucun membre de cette bande de recrues assez âgées ne serait évidemment en mesure de dissuader le moindre intrus de la Wehrmacht atterri, pour des raisons inexplicables, à Walmington-on-Sea, la petite ville balnéaire anglaise fictive où se déroule la série.
Son succès vient, certes, du jeu extraordinaire des acteurs et de l'écriture, qui pointe notamment les contradictions, aujourd'hui encore valables, du système de classe britannique. Le fait que le chef, Captain Mainwaring, un banquier pompeux, ait comme numéro 2 le Sergent Wilson, un véritable aristocrate, le personnage aussi bien que l'acteur réel d'ailleurs, est déjà une source intarissable de situations et de dialogues comiques.
Nous sommes loin, en revanche, de la principale raison du succès. "Dad's Army" puise dans une grande nostalgie que connaît seule la Grande-Bretagne à l'égard de la Seconde Guerre Mondiale, conflit vu à travers un prisme radicalement différent de celui du reste de l'Europe. Tout repose sur l'idée du caractère "plucky" de la nation. Ce mot intraduisible réunit à la fois les notions de courageux, vaillant, mais surtout le concept, très britannique aussi, de "against the odds", contre toutes les probabilités, seul et envers et contre tout!
Cette version de leur histoire et surtout du rôle qu'ils ont joué entre 39 et 45 "parle" aux Britanniques, aujourd'hui encore, 60 ans après la création de la série et 80 ans après le conflit réel. Elle propose une vision nationale nettement plus acceptable qu'une forme de simple arrogance du genre "nous avons gagné." Il va sans dire que l'on y cherche en vain la moindre présence américaine. À la place, nos improbables héros britanniques sont le franchement gâteux soldat Godfrey, ou encore le boucher Jones, qui, dès le moindre incident, court partout en enjoignant tout le monde –Don't panic! Don't panic! et qui est toujours prompt à l'aide de sa baïonnette à embrocher le moindre envahisseur... They don't like it up 'em, "ils ne l'aiment pas du tout quand on la leur enfonce!", explique-t-il dans pratiquement chaque épisode, provoquant chaque semaine l'hilarité dans le public.
Il suffit de taper "Dad's Army Opening Titles" sur youtube pour comprendre, en une minute, le Brexit. Des flèches avec la croix gammée avancent irrémédiablement à travers l'Europe vers les côtes françaises, direction Douvres, où se pointent des flèches aux couleurs du drapeau britannique pour leur en refuser vaillamment l'accès. Écoutez surtout les paroles du générique, une chanson qui date de la guerre et dont chaque Britannique connaît, aujourd'hui encore, les paroles – "who do you think you are kidding Mr Hitler, if you think old England's done?" "Tu te moques de qui, M. Hitler, si tu crois que notre vieille Angleterre est fichue?"
UKIP, le parti indépendantiste proBrexit (avant qu'il ne devienne sous son nouveau leader post-Farage la face médiatique de l'extrême droite anti-islam) avait même un moment adopté ce générique, détournant les paroles en – "tu te moques de qui, M.Juncker?"
On oublie, ou peut-être ne comprend-on pas assez dans le reste de l'Europe que le souvenir de la Seconde Guerre Mondiale dans l'imaginaire collectif britannique est profondément différent de celui qu'on en a ailleurs. Il est surtout positif, une source de fierté, un socle dans la conception moderne de l'identité nationale. En dépit des souffrances irréfutables, d'innombrables sacrifices en vies humaines, du Blitz et des bombardements, c'est le dernier moment où l'identité britannique a été évidente, immuable. Comment expliquer sinon le succès depuis deux ans de films comme Dunkerque, Les Heures Sombres, voire une refonte au cinéma en 2016 de cette même série, Dad's Army ?
Cette nostalgie de l'époque de "Britain's finest hour" (l'heure la plus fière) permet de mieux comprendre l'impact surtout émotionnel du mantra préféré des Brexitteurs, illogique à souhait en termes rationnels et surtout économiques: "They need us more than we need them" –"l'UE a davantage besoin de nous que le contraire." Tout ceci repose sur l'idée inculquée depuis 45 que "nous avons sauvé l'Europe, ils nous seront éternellement reconnaissants".
Comment expliquer autrement l'attitude qui prévalait encore mercredi 17 octobre à Bruxelles autour de la table où Theresa May a annoncé à ses homologues des 27 autres pays qu'elle n'avait pas de nouvelles idées, mais qu'elle était "confiante" qu'une solution se présenterait. Theresa May est revenue de Salzbourg il y a trois semaines visiblement dépitée, choquée même que les Européens n'aient pas tout simplement acquiescé à ses propositions arrachées au prix de nombreux conflits au sein de son propre parti conservateur. Elle s'est montrée plus conciliante hier soir. Le Président du Parlement Européen Tajani a parlé de son "body language" positif.
Dans le fond, en revanche, le message, et surtout l'attitude restent résolument les mêmes alors que nous sommes à 6 mois d'une éventuelle sortie no-deal, avec toutes les conséquences négatives que ceci implique en termes d'emplois, de business, de fournitures alimentaires et de médicaments ainsi que des droits de millions de "citoyens européens" de chaque côté de la Manche dont les droits restent tout sauf acquis.
Mrs May semble persuadée que l'Europe va finir par se ranger parce que dans le fond, they owe us, ils nous doivent quelque chose. Elle a grandi avec cette série, la connaît sans doute aussi bien que tous ses compatriotes. Ce qu'elle oublie, en revanche, -de nombreux Brexitteurs aussi, hélas,- c'est qu'il n'y a pas, ni dans "Dad's Army" et encore moins à Bruxelles par les temps qui courent, un Grand Oncle Tom qui attend en coulisses pour les sortir d'affaire.
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