Au cœur du Bronx des 70's avec la photographe Martine Barrat

Dans les années 1970, cette Française autodidacte a filmé la vie des habitants du South Bronx, offrant un témoignage rare sur une communauté de laissés pour compte, les gangs et les débuts du hip-hop. Récit d’une vie brûlante, actuellement exposée à Paris.

Par Rossana Di Vincenzo

Publié le 23 octobre 2018 à 12h00

Mis à jour le 26 février 2021 à 15h48

Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Yves Saint-Laurent, Gilles Deleuze, Bernardo Bertolucci ou Martin Scorsese... ils sont nombreux à avoir aimé le travail hors-norme de Martine Barrat. A 85 ans, cette intrépide photographe et vidéaste, reste pourtant peu exposée en France. Au Centre Culturel La Place, où dans le cadre de l’Urban Film Festival, elle vient présenter son dernier documentaire filmé à l’iPhone, Getting Lite, qui suit de jeunes danseurs hip-hop du métro new-yorkais, la Française commence par balayer ses talents d’un revers de la main : « Vous savez, je n’ai jamais voulu être photographe, c'est arrivé presque par accident », lâche cette grande dame au caractère bien trempé, vêtue d’une combi lamé or signée Xuly Bët, après une salve d’applaudissements en fin de projection.

Et pourtant, ses clichés font l'effet d'une claque. Sur les murs de La Place, en une vingtaine de photos, c'est toute la vérité du New York des années 1970 qui s'étale. Des hommes, des femmes et des enfants, issus des communautés afro-américaines et portoricaines, membres pour la plupart des deux gangs les plus importants du South Bronx, les Roman Kings et les Ghetto Brothers, que Barrat a suivis durant près de six ans.

Deux enfants dans le Bronx.

Deux enfants dans le Bronx. © Martine Barrat

Avec son appareil argentique, celle qu'ils surnomment affectueusement la « crazy French girl » capture la joie, l'amour et la musique au milieu du bidonville en ruines infesté de « familles de rats » qu'était le quartier nord de Big Apple. « Il y avait de la musique partout, tout le monde chantait et dansait. C'était la seule échappatoire pour ces gens qui étaient pauvres et qui n'avaient rien, vivaient dehors en plein hiver car il faisait encore plus froid à l'intérieur des immeubles sans électricité. C'est incroyable, mais le hip-hop est né là », avoue-t-elle avant d’ajouter : « Je ne me suis jamais dit que j'étais le témoin d'une époque ; j’avais juste envie de faire ce que je voulais. Ce qui m'anime c'est d'approcher les gens, de les connaître. Tous ces jeunes, beaux, talentueux, qui n'ont jamais eu la chance de s'exprimer. C'est ça que je voulais montrer. »

Un quotidien que Martine Barrat s'est créé presque par hasard. En 1968, alors danseuse et comédienne, elle est repérée par Ellen Stewart, pionnière du théâtre underground du Lower East Side, lors d'un festival à Edimbourgh. « La Mama » séduite par le talent de la jeune Française, l'invite à venir la rejoindre à New York. Sur place, Martine Barrat danse tout en logeant au mythique Chelsea Hotel où elle côtoie Ornette Coleman ou Jimi Hendrix. Deux ans plus tard, alors qu'une blessure sévère l’oblige à mettre un terme à sa carrière, ses amis Félix Guattari et Gilles Deleuze lui offrent une caméra, le premier modèle en circulation. Un cadeau qui changera le cours de sa vie à jamais.

“Aujourd’hui il y a presque 3 millions de gens en prison aux États-Unis. On voit qu’il est encore difficile de trouver un travail quand on est noir”, 1976, South Bronx.
 

“Aujourd’hui il y a presque 3 millions de gens en prison aux États-Unis. On voit qu’il est encore difficile de trouver un travail quand on est noir”, 1976, South Bronx.

 

© Martine Barrat

Téméraire dans l’âme et éprise de liberté, elle se lance dans un projet un peu fou : filmer et documenter la vie des gangs du South Bronx. « J'ai rencontré un membre du gang chez une maîtresse d'école, lors d'un atelier que je faisais avec les enfants du quartier. Je lui ai dit que j'avais envie de travailler avec lui dans le Bronx. Il m'a donné rendez-vous le soir même. On s'est retrouvés au métro Freeman, j'y suis allée avec tout mon bazar. Je suis arrivée et je leur ai dit : “la caméra est à nous tous”. Ils m'ont avoué par la suite qu'au départ ils avaient pensé me la voler, mais ils se sont ravisés car je les ai tellement étonnés, ils m'ont trouvée sympa. Ils sont vite devenus mes meilleurs amis, ma famille », se remémorre Barrat.

Martine Barrat avec les enfants du South Bronx, “La caméra nous appartenait à tous”, 1976, South Bronx.

 

Martine Barrat avec les enfants du South Bronx, “La caméra nous appartenait à tous”, 1976, South Bronx.

 

© Clément Cann

Durant quatre années, la caméra offerte par Guattari et Deleuze circule entre les mains des Ghetto Brothers, des Roman Kings (et des Roman Queens, leur pendant féminin) et celles de la photographe, offrant à tous la possibilité de s'exprimer, avant d'être volée par l'un des voisins de Barrat au Chelsea Hotel. « A cette époque-là j'étais barmaid dans un club de jazz, je terminais à trois heures du matin. Un soir, en rentrant j'ai vu que la caméra n'était plus là, le salopard était passé par la salle de bain ! Le coupable a fini par admettre au bout de deux ou trois jours, mais il l'avait revendue pour s'acheter de l'héroïne. On était tous tellement tristes car nous avions perdu notre outil de travail. Et puis quelques jours plus tard, le chef du gang des Roman Kings, Pearl, m'a offert mon premier appareil photo, c'est comme ça que je m'y suis mise », se rappelle-t-elle.

Des photos de Martine Barrat, il ressort une intensité, une vivacité et une fluidité proches d'un mouvement de caméra. Des gamins jouant dans un ruisseau en pleine canicule, une communiante au pied de buildings en ruines, des jeunes en train de danser dans une cage d'escalier, des block parties, c'est toute l'énergie créatrice d'un Bronx en pleine ébullition que la photographe capte de son regard tendre.

“J'adore les enfants, ce sont eux qui m'apprennent le plus, je ne me sépare pas d'eux”

“J'adore les enfants, ce sont eux qui m'apprennent le plus, je ne me sépare pas d'eux”

© Martine Barrat

Au total, près de 103 heures de vidéos et plusieurs milliers de photos qui, hormis une exposition au Whitney Museum en 1978, n'ont jamais été exposées en France : « La vérité c'est que ça dérange les bourgeois, ils n'ont jamais voulu voir ça, ils préfèrent penser que ces gens-là sont tous des voyous, des salauds, des moins que rien. Moi, j'ai vu le peu de chances qu'ils avaient, j'ai vu leur intelligence, ils se sont intéressés à mes photos alors qu'on ne leur avait jamais donné la possibilité de s'exprimer », insiste la photographe.

Après son passage réussi au Whitney Museum, Martine Barrat n’est plus jamais retournée dans le South Bronx. Lorsqu’on lui demande pourquoi, elle répond comme à son habitude sans détour : « Là-bas, il n'y a plus que des bourgeois maintenant, alors que tant de pauvres dorment encore dans les rues, quelle tristesse ! »

Pour autant, la Française reste une « picture girl » (son autre surnom) très attachée à Harlem, qu’elle photographie depuis près de quarante ans et où elle réside toujours. Car celle qui a toujours au moins trois projets d’avance dans la tête, espère bien pouvoir montrer au monde ses autres travaux. Dans ses cartons, un film sur Yves Saint-Laurent (Woman is Sweeter NDLR) – « le plus grand collectionneur de mes images, il les adorait » - des photos sur le Japon ou le quartier de la Goutte d’or à Paris et, encore et toujours, le South Bronx : « Je n’ai pas été exposée en France depuis 2008 (exposition Harlem in my heart à la Maison européenne de la photographie NDLR), tu te rends compte ? Ce qui est à La Place, ce n'est même pas 1% de tout ce que j’ai.»

Un rendez-vous manqué avec son pays d’origine ? Peut-être, mais pour autant Martine Barrat n’a aucun regret : « Je n’en ai pas. J’ai plus de la peine d’avoir perdu certaines personnes chères à mon coeur comme Félix et Gilles. Avant de mourir il m’a laissé une note magnifique qui disait “il me faudrait toute une vie pour écrire sur tes photos” ».

“Ma première photo dans le South Bronx : les enfants jouent dans la rue, il faisait très chaud et la rue était comme une rivière”, 1976, South Bronx. 

“Ma première photo dans le South Bronx : les enfants jouent dans la rue, il faisait très chaud et la rue était comme une rivière”, 1976, South Bronx.  © Martine Barrat

Y ALLER 
« South Bronx », exposition de Martine Barrat, jusqu’au 24 novembre, La Place, Forum des Halles, 10 passage de la Canopée, Paris 1er, entrée libre. 
Projection de « Getting Lite », documentaire de Martine Barrat, le 23 Octobre à 18h30, Centre FGO Barbara-Goutte d’Or, 1 rue de Fleury, Paris 18eme. 

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