Avril 2016: me voilà pour la première fois sur le pont de l'Aquarius, affrété par SOS MEDITERRANEE depuis quelques semaines. Sa mission -sauver des vies- était alors un soulagement pour les autorités maritimes italiennes. Ses équipes -les travailleurs humanitaires- n'étaient pas des héros, ni des braves, encore moins des criminels: simplement des gens normaux, habités par le devoir de porter assistance à des êtres humains en détresse en mer. C'est le même sentiment -une certitude- qui m'a conduit à l'Aquarius: toute personne en détresse en mer doit être secourue. Tout le reste, la migration, l'humanitaire, la politique migratoire européenne, la xénophobie, la Libye, la torture, le viol collectif, la violence, la mort... je n'y connaissais rien. Et j'ignorais que je le découvrirai aussi vite.
Le pont de l'Aquarius, je l'ai, depuis, foulé des dizaines de fois, pour m'assurer qu'il puisse opérer dans les meilleures conditions. Mais malgré les défis financiers, techniques et humains de cette mission, c'est finalement la politique qui a stoppé l'Aquarius. En se retrouvant bloqué au port, il laisse derrière lui un vide dans lequel des mains humides se tendent vers le ciel, des regards brulés balayent l'horizon une dernière fois, et des voix désespérées hurlent dans le silence avant de sombrer brutalement dans les abîmes de la Méditerranée.
Quelques heures pour réaliser, deux ans pour comprendre.
C'est lors d'une journée brumeuse passée au large de la Libye que tout a changé. Après avoir détecté à la jumelle une tache blanche sur l'horizon, après avoir porté assistance à plus d'une centaine de personnes traumatisées, assoiffées et amorphes, venant tout juste d'échapper à un naufrage, que j'ai réalisé l'importance de l'engagement des navires de sauvetage comme l'Aquarius et de ses équipes de professionnels. Ce que je ne discernais pas encore derrière ces scènes absurdes, ce que la raison m'a fait comprendre bien plus tard, peu de gens en Europe l'ont saisi.
Pour beaucoup, il paraît évident que la présence d'un navire de sauvetage au large des côtes libyennes facilite le départ de milliers de migrants, comme une loi physique indéniable. C'est la logique de quelqu'un qui regarde le monde qui l'entoure à travers la paroi de sa propre bulle, de personnes mal informées ou dépourvues de sentiments essentiels à la compréhension de la situation. Je me suis posé la question, je me suis informé, et je reste convaincu qu'une femme, un homme ou un enfant condamné à fuir l'enfer à bord d'embarcations précaires doit être secouru.
Car en effet, cette logique simpliste néglige plusieurs réalités, dont la plus importante concerne les conditions de survie des migrants en Libye. Parce qu'on en a trop peu parlé, et longtemps ignoré cette situation, il est difficile d'imaginer aujourd'hui la nature du chaos libyen. Il m'a fallu échanger avec des dizaines de rescapés de l'Aquarius, des humanitaires ou des journalistes de retour de Libye pour me convaincre moi-même que ces récits étaient bien réels. Tous les témoignages convergent: des dizaines de milliers de migrants y sont violés, frappés, détenus, rançonnés, victimes d'esclavage, extorqués, torturés jusqu'à être tués. Tous les moyens sont bons pour profiter de leur vulnérabilité, même les plus inhumains. On ne saurait compter le nombre de tués dans le désert et en Libye, mais beaucoup estiment qu'ils sont bien plus nombreux qu'en mer.
Pourquoi, alors, se rendre en Libye si la vie y est si difficile? Parce que l'information circule mal d'une part, et que ces jeunes, parfois des enfants, n'ont pas conscience du danger. Mais aussi parce que les causes du départ depuis les pays d'origine et à chaque étape de leur parcours sont puissantes: la faim, les armes, l'exclusion, la persécution, l'homophobie, le mariage forcé, la dette, la sécheresse, le racisme, la déforestation, les épidémies... Aussi banales que soient ces raisons, elles suffisent aisément à justifier l'exil de n'importe quel être humain rationnel, il suffit de se mettre à leur place pour s'en convaincre, mais encore faut-il pouvoir le faire.
C'est une réalité que les Européens ne perçoivent pas, d'abord parce qu'elle ne nous atteint pas, mais aussi parce que la mémoire de notre société a déjà oublié ce que peut être la souffrance collective, la violence à grande échelle. Cette violence est connue, documentée et discutée, mais elle n'est plus ressentie. Or, si l'on ne mesure pas l'ampleur des violences subies en Libye, on ne peut pas comprendre ce qui force quelqu'un à prendre la mer et risquer la noyade. On ne peut pas comprendre que rester en Libye, c'est être condamné au traumatisme ou à la mort, un traumatisme persistant que l'on doit reconnaître et traiter pour chaque rescapé. Nous devons comprendre ces réalités plutôt que les ignorer et de fait, se rendre complices de drames qu'aucun ne voudrait se sentir responsable.
Il est donc urgent de se renseigner sur la réalité libyenne. Il est urgent de mettre fin au calvaire de ces individus retenus en captivité et traités comme des marchandises. Il est urgent de réaliser qu'ils continueront de traverser tant qu'ils sont condamnés. Peu importent les mesures répressives prises par nos gouvernements européens, peu importe l'absence ou la présence de navires de sauvetage, peu importe que les trafiquants profitent de la vulnérabilité de leur condition d'exilé: ils continueront de tenter la traversée par la mer et d'y mourir.
Qui peut supporter de voir quelqu'un mourir en mer? Personne, ou du moins personne qui considère ces hommes et ces femmes comme nos semblables. Alors laissons l'Aquarius et autres navires, qu'ils soient gouvernementaux ou privés, porter secours à ces condamnés. Non par idéologie, non par militantisme, ni pour l'honneur ou la gloire, mais simplement pour sauver des vies. C'est une question de principe, celui que l'on appelle la solidarité.
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