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Les gros bras de Mohammed ben Salmane

La mort du journaliste Khashoggi et les détentions de milliardaires au Ritz-Carlton portent la marque d'un cercle peu recommandable du prince héritier saoudien

Turki al-Sheikh, ministre des Sports. Moscou, 13 juin 2018. — © Zhong Zhenbin
Turki al-Sheikh, ministre des Sports. Moscou, 13 juin 2018. — © Zhong Zhenbin

Mohammed ben Salmane, le prince héritier saoudien, est la cible de tous les soupçons dans l’affaire Khashoggi. Ce qui ne l’a pas empêché de recevoir, mardi 23 octobre, au côté de son père, le roi Salman, un fils et un frère de la victime. Il y a dans son entourage deux types de conseillers. D’un côté, «les grosses têtes», des experts brillants et policés, chargés de «vendre» aux milieux d’affaires internationaux le plan de réformes de «MBS» et d’entretenir sa réputation de visionnaire, en chute libre ces derniers jours.

De l’autre côté, on trouve les «gros bras», des lieutenants sans scrupule, aux accointances notoires avec les moukhabarat (services de renseignement), à qui le prince a confié la surveillance des médias et la mise au pas des dissidents. Il s’agit de Saoud al-Qahtani, le conseiller en relations publiques du dauphin, de Turki al-Sheikh, le ministre des Sports, et de Turki al-Dakhil, le patron de la chaîne panarabe Al-Arabiya. Trois fidèles parmi les fidèles, qui se retrouvent en première ligne dans l’affaire Khashoggi.

Il avait fini par devenir beaucoup trop puissant, avec une influence néfaste, son limogeage est une bonne chose

Un proche de la famille royale à propos du conseiller Saoud al-Qahtani

Agé de 40 ans, célèbre pour ses tweets menaçants, Saoud al-Qahtani est l’exécuteur des basses œuvres de MBS. A la tête d’une armada de trolls et de hackers, il pilote une campagne de harcèlement en ligne des Saoudiens, simple quidam ou célébrité, qui osent dévier de la ligne officielle. Cet ancien journaliste gère aussi un groupe WhatsApp, comprenant des centaines de professionnels des médias, ce qui lui permet de leur dicter la couverture de l’actualité. Pendant l’été, il avait lancé une campagne de délation sur internet contre toute personne suspecte de sympathie pour le Qatar, le frère ennemi de l’Arabie saoudite.

«Qahtani est derrière l’arrestation des défenseurs des droits de l’homme et de toutes les personnes qui manifestent un peu de liberté d’esprit», témoigne un journaliste saoudien, qui a reçu des menaces à son bureau. Cette réputation sulfureuse lui a valu d’être renvoyé de la cour de Mohammed ben Salmane, lorsque Riyad a fini par reconnaître, samedi 20  octobre, la mort du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul. «Il avait fini par devenir beaucoup trop puissant, avec une influence néfaste, son limogeage est une bonne chose», confie un proche de la famille royale.

Sanction de façade

Sauf que, pour l’instant, tout cela ressemble à une sanction de façade. Saoud al-Qahtani a récupéré son ancienne casquette, celle de président de la Fédération saoudienne pour la cybersécurité, qui devrait lui permettre de continuer à sévir sur internet. L’un de ses premiers tweets après son renvoi a d’ailleurs été pour insulter le Qatar. L’homme qui écrit à ses heures perdues des odes à la famille royale semble trop central dans le dispositif de MBS pour être écarté d’un coup de stylo.

Selon une longue enquête de l’agence Reuters, l’âme damnée de MBS aurait parlé à Jamal Khashoggi, peu avant sa mort, dans le consulat d’Istanbul, par Skype. Les deux hommes auraient échangé quelques noms d’oiseaux, avant que Qahtani n’exige qu’on lui apporte «la tête de ce chien». L’enquête de Reuters affirme aussi que ce spécialiste des coups tordus a supervisé les interrogatoires de certains des VIP enfermés dans le Ritz Carlton de Riyad, lors de la purge anticorruption de novembre 2017. Qahtani le faucon a aussi été à la manœuvre durant une autre affaire, la démission forcée de Saad al-Hariri, le premier ministre libanais. Reuters affirme qu’il aurait frappé et injurié le leader sunnite, trop faible à son goût face au mouvement chiite Hezbollah.

Initiatives brouillonnes et déclarations à l’emporte-pièce

Les méthodes de Turki al-Sheikh, âgé de 37 ans, avec un physique de catcheur, ne sont guère plus raffinées. En un peu plus d’un an à son poste, le ministre des Sports a semé la consternation dans le monde du football, multipliant les initiatives brouillonnes et les déclarations à l’emporte-pièce. Le principal objet de son courroux est l’UEFA, à qui il a envoyé une rafale de tweets vengeurs, en juin, après qu’elle a osé prendre le parti de Doha dans l’affaire beoutQ. Cette chaîne pirate, financée par Riyad, siphonne les contenus de BeIN Sports, l’empire audiovisuel qatari, qui détient les droits des compétitions sportives les plus prestigieuses, comme la Ligue des champions.

En parallèle de ses attributions officielles, Turki al-Sheikh, qui est un ami d’enfance de MBS, ne rechigne pas à montrer ses muscles. Comme Saoud al-Qahtani, il a officié dans les suites du Ritz Carlton de Riyad, en passant notamment au gril le richissime Walid ben Talal, magnat des médias et de l’hôtellerie, sorti blafard de l’épreuve. «Ce sont des voyous», disait d’eux Jamal Khashoggi.

Al-Arabiya, machine à propagande anti-Qatar

A côté, Turki al-Dakhil, 45 ans, fait figure d’intellectuel. Dans les années 2000, avant de prendre la direction d’Al-Arabiya, il présentait l’une des émissions phares de la chaîne, «Idha’at» (éclairages). Un talk-show où défilait la fine fleur de la scène intellectuelle saoudienne, profitant de la relative ouverture en vigueur sous le règne d’Abdallah. On pouvait y entendre Salmane al-Oudah, un prédicateur islamiste modéré, partisan de l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, dont Dakhil a fait l’éloge dans l’un de ses livres, De la prison aux lumières.

Aujourd’hui, fini les débats. En bon soldat de MBS, Dakhil a transformé Al-Arabiya en machine à propagande anti-Qatar. Au sein de son centre de recherche, Al-Mesbar, où il a recruté plusieurs ex-djihadistes repentis, il promeut une vision essentialisante et manichéenne de l’islamisme, à rebours de ce qu’il prônait il y a dix ans. Salmane al-Oudah, qui a été emprisonné, a fait les frais de ce revirement idéologique. «Dakhil et son équipe épaulent Qahtani pour la répression, confie une source bien informée. Ils fournissent les noms et Saoud fait le sale boulot.»

En cette période de crise, Turki al-Dakhil comme ses deux comparses serrent les rangs autour de MBS. Mi-octobre, alors que le président américain brandit la menace de sanctions contre Riyad, il riposte, suggérant, en guise de représailles, que le baril de pétrole passe à 400 dollars (contre 80 aujourd’hui) et que l’armée russe, provocation suprême, ouvre une base dans le royaume. Le journaliste saoudien s’inquiète: «Si l’affaire Khashoggi retombe, la bande à MBS voudra se venger. La situation deviendra très dangereuse.»