Pourquoi la grosse colère de Canal+ épouvante le cinéma français (et plombe la chronologie des médias)

La chronologie des médias ? Un binz hyper compliqué sur lequel le cinéma français n’arrive pas à se mettre d’accord. Dernier rebondissement : Canal+ a quitté en fin de semaine dernière la table des négociations. Essayons d’y voir clair.

Par Aurélien Ferenczi

Publié le 24 octobre 2018 à 16h10

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h14

Déjà, c’est quoi la chronologie des médias ?

Ne partez pas tout de suite, on va tenter d’être simple. La « chrono » (dites la « chrono », vous aurez l’air du sérail) fixe les différents délais entre les différents moments de la vie d’un film : soit, dans l’ordre, sa sortie en salles, puis sa sortie en DVD/VOD, son passage sur une chaîne payante, son passage sur une chaîne gratuite, sa mise en ligne sur une plateforme de SVOD (Netflix, par exemple). Vous suivez ?

Cette architecture complexe – et longue, la SVOD n’arrive aujourd’hui que trente-six mois après la sortie – n’est pas un caprice réglementaire : elle a été conçue pour garantir à chaque contributeur au financement des films une fenêtre de commercialisation efficace. La France a gardé une production abondante et diversifiée grâce à l’obligation faite aux chaînes de télé de financer le cinéma (et notamment la création indépendante) ; en échange, il était logique de leur offrir une garantie de (relative) fraîcheur du produit qu’elles ont payé (cher). Canal+, le financier n°1, a la part du roi : premier diffuseur, dix mois après la sortie en salles.

Pourquoi la réformer ?

Pour plein de raisons : sociétales, économiques, philosophiques. La révolution numérique a ainsi entraîné une accélération effrénée de la société, où l’immédiateté est reine. Un an après sa sortie, un film est déjà un vieux machin, l’envie de le voir s’est émoussée, il a disparu des radars : dans sa forme actuelle, la chrono finit par retirer de la valeur aux œuvres qu’elle est censée protéger.

Jusque-là, deux grands « acteurs » du marché du cinéma ont su protéger leur pré carré. D’abord, les exploitants, lobby puissant, dont beaucoup se demandent pourquoi ils gardent une fenêtre de tir de plusieurs mois alors qu’un film reste rarement à l’affiche plus de trois semaines ; ce sont eux qui s’arc-boutent contre le day-and-date : la possibilité de sortir simultanément un film en salles et en VOD. La formule, à tester, ne serait pas absurde pour des films bénéficiant de petites sorties. Vous tombez sur une page entière consacrée à un film dans votre journal préféré ? Ah, mais il ne se joue que dans une salle à Paris, tant pis… Quatre mois plus tard, vous l’avez oublié. Second acteur protégé, le financier historique : Canal+, et tant pis pour la baisse de sa contribution, les abonnés en fuite, les croupières taillées par Netflix et les chaînes de sport.

Netflix, justement  : l’arrivée de la plateforme – précurseur de celles qui vont suivre, les GAFA, Disney, Warner, etc. – donne mal à la tête. Les films d’auteur que Netflix produit ou achète (plus par opportunisme que par cinéphilie, si vous voulez mon avis) ne peuvent pas sortir en salles puisqu’ils ne seraient dispo en ligne que trois ans plus tard. La chronologie est incompatible avec Netflix, transformant la France en un village de résistants. Bien sûr, les capitaux vertigineux des plateformes mondialisées venues des Etats-Unis risquent fort de balayer notre petit système qui croit encore au cinéma comme à un art et à un vecteur de lien social, qui permet l’éclosion de nouveaux talents, etc. Mais, il faut l’avouer, on a envie de voir Roma, d’Alfonso Cuarón, et tout de suite…

Que s’est-il passé le 6 septembre ?

Sous la pression des pouvoirs publics, une nouvelle chronologie a été définie par les représentants des différents acteurs du secteur. Elle réduit (un peu) les différents délais d’exploitation, avançant le DVD et la VOD de quatre à trois mois dans certains cas, Canal+ à six ou huit mois, etc. Deux idées fortes et appréciables : distinguer les différents types de films et récompenser les acteurs « vertueux » . Impossible d’appliquer la même chronologie à un petit film d’auteur fauché – à qui il faut vite donner sa chance en VOD – et à la grosse comédie d’une « major » française (Gaumont, Pathé, etc.). Et bien sûr, il faut récompenser celui qui investit dans le financement, aide au maintien de la production, face à celui (ça commence par « n », ça finit par  « x ») qui agit selon une logique ultra libérale.

Donc, tout va bien. Sauf que : 1/Pour beaucoup, c’est encore insuffisant, pas assez révolutionnaire, pas assez adapté aux usages. 2 /La mise en route de la chrono était soumise au renouvellement de l’accord "quadriennal" passé avec les télés payantes, Canal+ et OCS. Ces accords interprofessionnels garantissent à la fois le montant des investissements, leur périmètre, les aides supplémentaires – à la distribution, notamment –, etc. Les négociations avec Canal ont toujours été longues : le précédent accord s’achevait fin 2014, son renouvellement n’avait été signé qu’en mai 2015, à Cannes. Il arrive donc à échéance en 2019, mais les discussions ont déjà tourné court : on apprenait il y a quelques jours que Canal + avait rompu unilatéralement les discussions.

Pourquoi Canal+ est-il en pétard ?

Les raisons du « clash » sont techniques, mais pas que. Deux points d’achoppement :

1/ Jusqu’à aujourd’hui, la contribution de Canal est calculée en multipliant le nombre d’abonnés par une somme forfaitaire (un minimum garanti) de 3,61 €. Mais ce calcul a été fait quand l’abonnement coûtait invariablement 39,90 €. Pour lutter contre des offres concurrentielles – il n’est pas très difficile de concurrencer ce tarif –, Canal+ a modulé son offre : abonnements partiels, OTT (sans passer par une box), c’est la jungle des prix. L’idée a donc été soumise – et acceptée – de calculer une décote à ces 3,61 € selon le tarif d’abonnement. C’est ce calcul savant (les producteurs issus d’écoles de commerce ont ressorti leur calculette) qui a divisé, le procédé choisi par Canal pouvant s’avérer, selon le tarif d’abonnement majoritaire, très défavorable.

2/ Canal+ a annoncé vouloir être, via sa filiale StudioCanal, producteur délégué de ses propres films, c’est-à-dire bénéficier des ses propres financements (et des diverses aides qui accompagnent une production). Combien de films par an ? Pour quel montant ? Là aussi, impossible de se mettre d’accord.

Du coup, Maxime Saada, le patron de Canal+ a envoyé aux instances négociatrices (Blic, Bloc, ARP) une lettre assez cinglante (à lire en intégralité ici) : « Je ne saurais poursuivre dans le cadre actuel, celui d’un renouvellement de l’accord cinéma imposé car conditionné par le projet de chronologie des médias [...]. Nous inaugurerons prochainement une nouvelle phase [...] visant à aboutir à un nouvel accord […]. J’attire d’ailleurs votre attention sur le fait que les différentes concessions que j’ai acceptées au cours de l’année écoulée ne constitueront pas la base de nos échanges à venir.» Un anonyme nous décrit les producteurs « saisis d’effroi », certains se demandant s’ils n’ont pas été maximalistes, voire imprudents, dans les discussions.

Que va-t-il se passer ?

C’est compliqué. Le plus probable est que l’attitude de Canal+ ait été une sorte de coup de semonce, montrant à des interlocuteurs pas forcément très unis que le vieux lion n’est pas mort. Les négociations reprendront, alors, mais elles seront légèrement moins favorables que ce que la profession imaginait. A moins qu’une stratégie nouvelle de désengagement du cinéma soit à l’œuvre… Canal+ a-t-il besoin de tout ou partie des montants actuels encore investis pour racheter à l’espagnol Mediapro une partie des droits perdus de la Ligue 1 ? Ou pour se substituer à Mediapro si celui-ci s’avère défaillant ? Ou bien encore Vincent Bolloré a-t-il décidé de cesser de (ce qu’il estime) surpayer des films d’un niveau, disons, inégal ? Dans tous les cas, changement décisif de paradigme, comme on dit : c’est une certaine idée du cinéma français qui prendrait un coup. Une certaine façon de veiller, même contraint, à la diversité qui, si, elle s’arrêtait mettrait en péril une partie de la profession…

Les pouvoirs publics – et notamment le nouveau ministre de la Culture, Franck Riester, qui se serait passé de ce rebondissement – ne peuvent pas intervenir sur les négociations entre Canal+ et le cinéma. Mais l’Etat peut choisir de ratifier de force le projet de chronologie – dans lequel Canal+ ne serait alors plus considéré comme un acteur vertueux, perdant ainsi sa fenêtre privilégiée. Voire renvoyé à un statut de plateforme SVOD façon… Netflix. Ce serait une révolution, même si la contribution du groupe s’est effilochée au fil des ans (environ 120 millions en 2018, soit 10% des investissements totaux). Le cinéma français sans Canal ? Les plus audacieux disent que c’est un peu comme enlever les petites roues de la première bicyclette offerte par les parents : une belle opportunité de grandir. Mais aussi un sérieux risque de se casser la gueule. 

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