ENQUÊTE. À Nantes, des migrants exploités livrent à vélo
Sur Internet ou dans la rue, des margoulins « louent » leur numéro d’autoentrepreneur à ceux qui n’ont pas le droit de devenir livreur à vélo. Premiers exploités ? Les exilés sans droit au travail.
Voilà une « tendance » du « Nouveau monde » qui nous replonge deux siècles en arrière, au temps des Thénardier de Victor Hugo. Ce couple d'aubergistes exploite, dans Les Misérables, la fillette qui lui est confiée. En 2018, à Nantes, avec ou sans vernis de solidarité, des indélicats profitent de la misère de migrants. Ces derniers ne sont pas bien difficiles à trouver : jusqu'à ce jeudi, 600 exilés survivaient sous des tentes « deux secondes » plantées depuis des mois dans un square du centre-ville.
À Nantes, les premiers à s'être intéressés à ce « filon » de main-d'oeuvre à bas coût sont les trafiquants de barrettes de shit. La nouvelle tendance est tout aussi clandestine mais se situe dans l'économie réelle. Bienvenue chez les livreurs à vélos et leurs « alias ».
Ils sont désormais plus de 500 à Nantes à attendre un message sur leur smartphone pour filer cueillir une commande de repas dans un restaurant et la déposer chez un particulier. Pour exercer comme livreur, c'est simple, il faut s'inscrire sur des plates-formes numériques (Uber eats, Deliveroo ou une application concurrente). Obligation principale : disposer du statut d'autoentrepreneur. Impossible pour un étranger en situation irrégulière ou un mineur.
Travail dissimulé
Pourtant, certains « roulent ». Alors quoi ? « Ils utilisent des comptes tiers qui leur sont loués au black !, déplore un livreur nantais de la première heure. J'en connais qui bossent, alors qu'ils sont sous le coup d'une obligation de quitter le territoire. » Jérôme Pimot, du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), embraye : « Ici, on sait depuis un moment que de nombreux comptes sont loués. Les offres circulent même sur les réseaux sociaux. »
Effectivement, en deux trois clics sur la Toile, on déniche des annonces d'offres de comptes à louer. « Mais ça se négocie surtout dans la rue ou sur les messageries cryptées ! réplique le livreur nantais. Moi, je roule pour Uber Eats. On vient me voir très souvent pour me proposer de louer mon numéro d'autoentrepreneur pour ouvrir un accès chez Deliveroo ou Stuart. Si j'allais sur la place du Commerce, là, proposer de louer un accès, dans cinq minutes, j'aurais dix candidats. »
Un « loyer » à 50 %
Les livreurs à vélo « officiels » ont déjà manifesté contre la faiblesse de leur rémunération (autour de 5 € la commande, avant charges). Dans ces conditions, combien reste-t-il aux livreurs clandestins ? « Ça peut leur coûter 50 % de leurs revenus », poursuit Jérôme Pimot. Un autoentrepreneur indélicat, esclavagiste moderne, peut donc toucher jusqu'à 1 000 € mensuels sans donner un coup de pédale.
« C'est dégueulasse, soupire le livreur nantais. Mais un homme qui n'a pas le droit de travailler et pas de quoi manger, 100, 200 ou 300 € par mois, il ne les refuse pas. Et certains vous diront que c'est mieux que rien. » Mais « rien », ça peut aussi arriver quand le titulaire du compte « ne verse pas son dû à celui qui roule à sa place car, soi-disant, sa carte bancaire a été avalée... » Pas de prud'hommes dans le monde du travail dissimulé.
Les questions ne sont pas que sonnantes et trébuchantes. À fond sur un vélo, en ville, les risques d'accident sont importants. Que se passera-t-il si un « sous-traitant » non-déclaré renverse un piéton ? S'il est percuté par une voiture ?
Le sujet embarrasse les bénévoles nantais qui veillent sur les migrants arrivés dans les rues de Nantes en nombre ces derniers mois. « On en voit partir avec leur sac sur le dos, mais on préfère ne pas se poser de questions », reconnaît l'un d'eux. Ces militants rêvent de voir les exilés autorisés à travailler, à s'insérer. Gagner de l'argent, c'est bien. Mais pas à ce prix. Ils vomissent ce que l'un d'eux qualifie « d'exploitation ». Aucun livreur clandestin (encore moins de loueur de compte) n'a souhaité s'exprimer.
« Le signalement d'une telle pratique »
De son côté, Uber Eats rappelle que tous livreurs, en s'inscrivant, s'engagent à ne « pas partager » leurs identifiants. La plateforme retire « immédiatement » les accès à son application lorsqu'elle reçoit « le signalement d'une telle pratique ». On comprend, en creux, qu'elle n'a pas les moyens ni la vocation d'effectuer des contrôles. Pour l'Urssaf, il est difficile de contrôler ces autoentrepreneurs aux chiffres d'affaires, par essence fluctuants, de livreurs à vélo. Comment savoir si plusieurs personnes roulent avec un même compte ? Les Thénardier ont de beaux jours devant eux.