Muse rohmérienne, icône du Palace, amie de Bukowski... Pascale Ogier racontée par sa sœur

Pascale Ogier était l’une des plus belles promesses du cinéma des années 1980. Propulsée par Rohmer et Rivette, elle s’est éteinte la veille de son vingt-sixième anniversaire. Sa sœur, Émeraude, raconte à Thomas E. Florin l’attraction que cette comète continue d’exercer.
Pascale Ogier raconte par sa sœur  muse rohmrienne icône du Palace amie de Bukowski...
Bertrand Rindoff Petroff / Getty

I. La fille aux couteaux plein les poches
Elle cherche ses mots, regarde ailleurs, comme si quelqu’un risquait de la surprendre en train de raconter son histoire. Comment parler de ce jour d’octobre 1984 sans se laisser submerger ? Émeraude Nicolas n’avait que 12 ans quand sa demi-sœur, Pascale Ogier, a été trouvée inanimée au petit matin, dans l’appar­tement d’un ami, après une soirée au Palace. Arrêt cardiaque par overdose. « Ma mère est venue me chercher au collège, se souvient-elle. Elle ne voulait pas que j’apprenne la nouvelle par un copain d’école qui l’aurait entendue à la radio. » Pascale aurait eu 26 ans le lendemain. Son ami Jim Jarmusch était dans l’avion pour lui faire une surprise. « Je ne me rendais pas compte que Pascale était si connue, poursuit Émeraude. Pour moi, c’était juste ma grande sœur : une fille normale avec une vie un peu dingue. » Les jours suivants, le cinéma français pleure l’une de ses plus belles promesses : une carrière si jeune où se croisent déjà Jacques Rivette, Éric Rohmer ou Jacques Derrida. Surtout, elle est à jamais l’indécise Louise des Nuits de la pleine lune, rôle qui lui a valu le prix d’interprétation féminine remis par Michelangelo Antonioni à la Mostra de Venise à peine un mois avant le drame. Le film, emprunté, théâtral et moralisateur, tourné par un Rohmer sexagénaire et tout sauf branché, dépeint avec une justesse quasi documentaire cette parenthèse festive qui va se terminer, pour d’autres aussi, dans le drame de la défonce et des années sida.

Mais la jeunesse, celle des « jeunes gens mödernes » et de ceux qui les admirent de loin, s’y est reconnue. Le choc de la disparition de l’actrice principale, déjà culte, est immense. Les hommages se multiplient dans la presse. « On mesure chaque jour davantage à quelle profondeur la mort est allée chercher sa proie », écrit, dans Libération, Marguerite Duras, une intime de la famille, qui souligne la « grâce » de cette beauté anguleuse comme un Modigliani. Antenne 2 diffuse l’entretien qu’elle avait accordé à l’émission « Cinéma, Cinémas ». Ses regards silencieux en disent long sur le charme élégant dont elle est capable face à une caméra. L’académie des César la sélec­tionne dans la catégorie « meilleure actrice », un hommage posthume jusqu’ici réservé à Romy Schneider. Renaud, qui ne la connaissait pas, écrit P’tite Conne en pensant à elle, une chanson contre les branchés qui laisse peu à peu place à une affection tangible pour la jeune femme. « Ça me faisait bizarre, se rappelle Émeraude. J’étais à la fois très triste et heureuse de voir tous ces articles. J’ai continué à découper les pages des journaux, même si les nécrologies remplaçaient les interviews. »

Sort-on un jour d’un deuil d’enfant ? Émeraude a aujourd’hui 46 ans. C’est une belle femme aux pommettes fières et aux yeux aigue-marine. Après une scolarité complexe, elle est devenue direc­trice artistique indépendante pour de grandes marques de cosmétiques. Elle habite dans une maison moderne de Vitry-sur-Seine, avec ses deux enfants et son second mari, dans une petite rue qui débouche sur un cimetière. Quand je la rencontre pour la première fois en juin 2018, elle vient de finir un livre intitulé Pascale Ogier, ma sœur qui sort en novembre aux éditions Filigranes. On y trouve des photos de famille, de tendres cartes postales et des lettres profondes, ainsi que le témoignage de ceux qui ont connu et aimé Pascale. Il a fallu huit ans à sa sœur pour ériger ce mausolée de papier. « J’ai toujours entendu dire que Pascale était formidable, talentueuse, presque comme une déesse. Je voulais savoir comment. Formidable comment ? Aimant la philosophie pourquoi ? Je ne la connaissais pas tant comme personne, mais plutôt comme une présence que je m’étais créée. » On prend vite goût à l’exercice de plonger dans la vie de quelqu’un d’aussi fantasque et libre que Pascale Ogier. Quand Émeraude a commencé, son fils n’était qu’un nourrisson (il vient de rentrer en CM2). Elle a dû apprendre à jongler entre sa famille, son métier et ce sacerdoce. Quand les fantômes la hantaient trop, que sa sœur devenait trop présente, elle se répétait, comme un mantra : « Il faut continuer à s’occuper des vivants. » Sur son téléphone portable, elle me montre ces objets qu’elle a exhumés de l’oubli : une collection de photos, des couteaux, des boîtes art déco renfermant des badges de motos... Pas exactement ce à quoi on s’attend quand on fouille le passé d’un être d’une telle délicatesse. Qui était vraiment cette comète fragile qui trimballait des couteaux dans ses poches ?

II. Bukowski au petit-déjeuner
Pour remonter le fil de l’enfance de Pascale, Émeraude a dû renouer avec Bulle Ogier, sa belle-mère, icône du cinéma d’auteur, Jean Douchet, André Téchiné, Alain Tanner et, déjà, Rivette et Rohmer. « Quand l’idée de ce livre est née, cela faisait des années que je ne l’avais pas vue. Après la mort de Pascale, la distance s’était installée : quand on se revoyait, j’avais l’impression qu’elle cherchait un peu du visage de sa fille dans le mien. C’était très difficile. » Bulle Ogier est née Marie-France Thielland. Quand elle se sépare du père de Pascale, Gilles Nicolas, un batteur de jazz à qui il arrivait d’écrire des polars sous pseudo, elle a juste 20 ans et sa fille, 2 à peine. Nous sommes en 1960. Bulle joue les petites mains chez Chanel : elle prépare les paquets, dispose les gants et fleurit les escaliers. Un soir, lors d’un dîner à la Coupole, elle rencontre Marc-Gilbert Guillaumin, dit Marc’O, metteur en scène avant-gardiste, proche d’André Breton, qui veut absolument la faire entrer dans sa troupe. Pascale suit sa mère à toutes les répé­ti­tions, projetée au milieu d’une bande de débutants nommés Pierre Clementi, Jean-Pierre Kalfon ou de musiciens comme Valé­rie Lagrange et Jacques Higelin. L’époque est insouciante : on vit de peu ; on trompe la faim à coup de Maxiton, une amphétamine disponible en pharmacie. Les artistes Yves Klein et Robert Rauschenberg rôdent dans les parages. La petite troupe de l’American Center forme une sorte de Factory parisienne.

Archives personnelles

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Quand la petite Pascale n’attend pas sa mère au Café de Flore, elle rentre chez sa grand-mère, Marie-Louise Ogier, dite « Mimi », plongée dans les livres que « maman Bulle » a disposés sous son oreiller : la « Bibliothèque rose », Bob et Bobette (à qui on la compare), Fantômette (à qui elle s’identifie)... Ils deviennent ses compagnons, sa mère étant trop souvent sur la route, en tournée, en tournage. Cinq mois par an, elle est envoyée au Portugal, chez Françoise, la sœur de Gilles, pour qu’elle soit avec ses cousins, des enfants de son âge. Émeraude a également passé une partie de ses vacances chez eux, Mariana et Felipe. Ils lui ont raconté comment en mai 1968, Pascale avait été confiée à une fille au pair hollandaise qui participait aux manifestations à vélo avec la petite de 10 ans à califourchon sur son porte-bagages. Dans le Portugal de Salazar, les cousins recréent les barricades : « Vous serez les CRS et nous, les étudiants et les artistes. Et on gagnera », clame Pascale, déjà rétive à toute forme d’autorité. La vie, à tout prix, doit être une aventure. L’été suivant, après avoir écouté en cachette Je t’aime... moi non plus, la chanson de Serge Gainsbourg interdite par la dictature, les enfants sautent la barrière d’une maison abandonnée. Au sous-sol, ils trouvent un oiseau mort. Pascale écrit « Assassin » sur le mur, puis s’enfuit avec un butin de représailles : une bouteille de Porto. Dans son livre, Émeraude a placé une lettre de sa sœur à Marc’O, très représentative de l’état d’esprit de la petite fille : « Une partie de la société, les recteurs, les profs, les grands-parents, nous dictent des ordres auxquels nous obéissons. Si je veux lutter contre tout cela, cette transmission d’ordres infâmes [passage caviardé par Émeraude], que puis-je faire ? »

Sylvie Mandel, l’amie d’enfance qui a rencontré Pascale au collège, raconte qu’en classe, l’élève Ogier réussissait à lire sous le bureau tout en répondant aux questions des professeurs. Elle l’a confié à Émeraude : « J’étais Hardy ; elle était Laurel. On était souvent ensemble et l’été, Mimi, sa grand-mère, nous laissait son appartement où l’on vivait seules. » Sylvie lui sert également d’alibi pour ses histoires amoureuses qui, déjà, ont tendance à se chevaucher. Bulle se souvient qu’à 13 ans, Duras et Poe dans les poches, Pascale part en VéloSolex au cinéma L’Olympic, dirigé par ­Frédéric Mitterrand, pour y voir les films de Werner ­Schroeter, Rainer Werner Fassbinder, Pier Paolo Pasolini, Marguerite Duras, Akira Kurosawa... Elle rencontre certains de ces réalisateurs dans le salon de son beau-père, le cinéaste Barbet Schroeder. Loin d’être impressionnée, l’adolescente est au contraire inspirée. Elle a collé dans un cadre les clichés de ses idoles. Une photo d’Elvis côtoie un portrait de sa mère. L’été 1972, Pascale, en visite chez son père, écrit à « maman Bulle » une jolie lettre pleine de cœurs dessinés au feutre rouge : « Tu sais que j’ai une nouvelle petite sœur avec des yeux gris-bleu et des cheveux blonds ? » Deux ans plus tard, Émeraude vit à son tour seule avec sa mère. Pascale a 16 ans et fréquente les bandes de blousons noirs des Halles, quartier alors en pleine réfec­tion. Sur ses cahiers d’école, l’adolescente mélange les images de James Dean et celles de Pierre Clementi. Elle porte le Perfecto – son armure –, a des couteaux plein les poches – « comme ma mère et ma grand-mère, qui en ont toujours un dans leur sac » – et analyse scrupuleusement la structure des strophes d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud. Par romantisme, elle souligne à l’encre orange les passages des Paradis artificiels de Charles Baudelaire sur l’expérience de mort que provoque le haschisch. En haut d’une page, elle note : « Je ne me rappelle pas avoir jamais eu d’hallucination. »

Ses fréquentations des Halles lui valent des ennuis : quand elle va à la boulangerie, on lui sert le pain le plus rassis. D’autres, dans la bande, ont des problèmes plus graves : « Certains ont été arrêtés par la vie, d’autres par la police, d’autres par leurs parents », dira-t-elle dans une interview donnée à Alain Pacadis pour le magazine Palace. Pascale se rend au parloir, jusqu’à trois fois par semaine, pour leur rendre visite en prison. Les Polaroid, Photomaton et autres clichés en témoignent : ­Pascale sort, dort peu, voyage beaucoup. Elle part à Ceylan avec son premier petit ami, à Los Angeles où Barbet Schroeder possède une maison. En arpentant le Strip, elle monte sur les Harley garées devant les bars, comme si elle était un des Hell’s Angels décrits par Hunter S. Thompson. Le matin, elle prend son petit-déjeuner avec l’écrivain Charles Bukowski, qui vient de publier le sulfureux Women. Quand Pascale l’évoque, elle l’appelle « mon ami ».

Bulle Ogier, Leonie Mellinger et Pascale Ogier (1984)LUNGHINI GEORGES / Getty

III. Luchini ne répond plus
Dans la cour qui jouxte son bureau, Émeraude délaisse quelques instants la mise en page d’une campagne qu’elle doit livrer à Prada. « On se sent un peu bizarre quand on compare sa vie à celle d’une fille qui fréquentait Bukowski à l’adolescence. » Voici deux jours que j’annote son livre, de plus en plus frappé par l’extrême précision du souvenir qu’a laissé Pascale aux acteurs, techniciens et photographes qu’Émeraude a retrouvés. Elle sourit à ma réflexion, entre deux bouffées de sa cigarette à filtre blanc. « C’était une personnalité forte, comme mon père, qui a grandi dans cette famille de femmes où elle jouait peut-être un peu un rôle de garçon. Mais oui, toutes les personnes que j’ai rencontrées semblent avoir souvent pensé à Pascale après sa disparition, au point d’en garder des impressions très détaillées. » Ce Paris de la fin des seventies où évolue Pascale Ogier ne manque pourtant pas de personnalités fortes. L’époque l’appelait, l’exigeait même. L’échec des utopies libertaires a accouché d’un certain cynisme, d’un goût pour l’esthétique décadente et le scandale. C’est la période du Palace et des Bains Douches, épicentres de la nuit d’un Paris dont le cœur se reconstruit aux Halles. Les générations et les milieux sociaux y mêlent leurs conversations et leurs fluides, aidés par le volume de la musique et la qualité des drogues (à moins que ce soit l’inverse). Certains sombrent dans l’héroïne. Beaucoup, comme Pascale, tournent à la cocaïne et tous deviennent des personnages si grands qu’ils peuplent désormais les romans.

Le 1er mars 1978, au moment où un théâtre de la rue du Faubourg-Montmartre devient officiellement Le Palace, Pascale a 19 ans. Elle est déjà fine, encore très gamine des rues malgré sa chevelure noire bouclée qui lui tombe dans le dos et ses immenses yeux qui sèment le trouble. Elle a abandonné ses études de cinéma, préférant en faire. C’est Éric Rohmer, le voisin de Barbet Schroeder, au 22, rue Pierre-Ier-de-Serbie, qui lui fait faire ses premières armes : il l’intègre dans le chœur de Perceval le Gallois. Le réalisateur, quasi sexagénaire et plutôt connu pour ses prises de position réactionnaires, rassemble chaque après-midi autour d’un thé de Chine et de petits biscuits les jeunes gens qui formeront son cercle des années 1980 : ­Fabrice Luchini, Arielle Dombasle, Marie Rivière, Pascal ­Greggory, ­Rosette... Durant cette période d’intense découverte, Pascale écrit une longue lettre à sa mère, dont la précocité stupéfie toujours Émeraude : « Le cinéma actuel repose sur des femmes, des figures, des symboles et des légendes, mais pas assez sur des couleurs, des détails, il n’est pas assez magnifique. » Travailleuse, elle lit Le Théâtre et son double d’Antonin Artaud et L’Organisation de l’espace dans le « Faust » de Murnau d’Éric Rohmer pour préparer ce rôle, pourtant secondaire. Mais l’effort paie : le cinéaste lui offre le rôle principal pour sa première mise en scène théâtrale, Catherine de Heilbronn de Heinrich von Kleist, au théâtre des Amandiers à Nanterre. Les répétitions sont intenses et amusantes. Une génération d’acteurs se forme sous l’œil du metteur en scène curieux des intrigues qui se jouent au sein de cette jeunesse. De l’avis d’Arielle Dombasle et de Pascal ­Greggory, avec qui Pascale partage l’affiche, l’humeur est aussi légère que les mœurs. Les critiques, catastrophiques, n’empêchent pas l’équipe de fêter la dernière aux Bains Douches.

Avec ces premières expériences, Pascale obtient de petits rôles : elle apparaît dans l’adaptation de La Dame aux camélias de Mauro Bolognini, et dans des courts-métrages expérimentaux, tel Radio-Serpent, signé Unglee, où elle place un couteau dans son chignon à la manière des peignes des geishas d’Utamaro. De cette période d’apprentissage, Émeraude a eu le plus grand mal à récupérer les clichés les plus intimes. Le compagnon de ­Pascale à l’époque, Benjamin Baltimore, la photographie dans leur appartement de la rue Montorgueil, dans leur fauteuil De Stijl et sur leur table de ping-pong Tron. La rencontre avec l’artiste s’est avérée éprouvante pour Émeraude : il a été le seul à lui dépeindre sa sœur dans des teintes sombres qu’elle évoque avec des soubresauts dans la voix : « On ne sait pas vraiment ce qui s’est passé entre eux. Mais c’est la seule personne, avec Fabrice Luchini – qui, lui, n’a même pas répondu –, à avoir refusé de me parler. » D’autres photos de Baltimore, publié dans L’Obs pour les trente ans de la mort de Pascale Ogier, la montrent jonglant avec un nunchaku torse nu, des marques de coups sur les seins et le ventre, légendées ainsi : « Dans sa cuisine avant de se rendre à son cours de karaté. » S’est-elle blessée au dojo de Georges Zsiga, que fréquentait également Patrick Dewaere, dont j’ai retrouvé les horaires sur la page de garde de l’édition de Don Quichotte que Jacques Rivette a offert à l’actrice pour préparer son rôle dans Le Pont du Nord ? C’est dans ce film du frère ennemi de Rohmer, sorti en 1981, qu’elle obtient son premier rôle. Elle partage l’affiche avec sa mère. Elle y incarne Baptiste, hidalgo androgyne dont la Rossinante est une Mobylette blanche, le heaume un casque audio et les moulins à vent les publicités dont elle crève les yeux à coups de couteau – un hommage aux bandes qu’elle fréquentait à l’adolescence. Aux Halles, désormais adulte, vêtue d’un collant en laine et d’un marcel Hanro que toutes celles qui tentent d’imiter son style veulent se procurer, elle envoie ses shurikens sur les palissades du gigantesque chantier qui n’est encore qu’un trou. Vingt-six étoiles de ninja plantées d’un geste assuré, comme les vingt-six années qu’elle passera sur terre. Pascale n’est pas une intellectuelle de salon, mais elle a « l’esprit d’un criminel intellectuel », selon la formule de Jim Jarmusch, persuadé que l’art peut entraîner la civilisation vers plus de sagesse.

Pourquoi n’est-on pas étonné que la jeune femme se retrouve, en 1983, face à Jacques Derrida dans le très expérimental Ghost Dance de Ken McMullen ? Sur le tournage, elle « s’intrique », façon physique quantique, avec l’actrice Leonie Mellinger qui joue le même rôle qu’elle. En témoignent ces photos de plateau, dont une prise au Père-Lachaise où repose désormais Pascale en compagnie de sa grand-mère : les deux actrices prennent les mêmes pauses, en miroir. L’année suivante, elles joueront toutes deux le rôle d’un personnage nommé Louise. Et le jour de la mort de Pascale, Leonie Mellinger est victime d’un grave accident. Au détour d’une page du livre d’Émeraude Nicolas, on tombe sur une carte postale de Pascale envoyée à sa grand-mère lors du tournage d’Ave Maria de Jacques Richard (1984). À côté d’une image de sainte ­Thérèse de Lisieux, elle écrit : « Après ma mort, je ferai tomber une pluie de roses. » La force de Pascale Ogier semble l’avoir placée dans une autre galaxie.

IV. Le zeitgeist d’une génération
André Breton nommait les porteurs de signes de l’au-delà « les grands transparents ». À force d’en croiser dans le livre d’Émeraude, Pascale Ogier m’est apparue en rêve, provoquant le besoin de voir les objets qu’Émeraude entrepose dans son sous-sol qu’elle appelle « ma grotte ». À la faveur de la lecture de la biographie d’Éric Rohmer par Antoine de Baecque et Noël Herpe (Stock), je découvre l’existence de bandes magnétiques : le vieux maître, en véritable obsessionnel, enregistrait toutes les conversations avec ses acteurs lors de la préparation de ses films. Après quelques semaines de recherche, elles parviennent un matin dans ma boîte e-mail, alors que j’étais en route pour Vitry et les souvenirs d’Émeraude. Assis dans un canapé, observant Émeraude qui trie les affaires de Pascale, je lui annonce la nouvelle et lui propose de lui faire suivre les enregistrements. Émeraude détache ses yeux d’un cahier d’école et me confie qu’elle n’est pas certaine d’avoir la force d’entendre de nouveau la voix de sa sœur. Elle télécharge cependant la pièce jointe et ouvre une transcription dont elle lit la première phrase : « À chaque fois que je me suis dit, par exemple dans les rapports amoureux, que je voulais être aimée par quelqu’un, je l’ai toujours été. »

Émeraude referme le fichier aussitôt : « Je ne peux pas me plonger là-dedans. Ça me prendrait toute mon énergie de rouvrir cette trappe. » De retour chez moi, je lance les enregistrements, dont la qualité, médiocre, nécessite un traitement informatique pour rendre compréhensibles ces conversations entre Ogier, Rohmer et Luchini. Mais c’est sur le fond que l’écoute s’avère surtout pénible. Les sujets sont intimes, mais n’apportent pas grand-chose à la compréhension de la personnalité de l’actrice disparue. J’hésite à envoyer un SMS à Émeraude pour lui dire d’oublier ces fichiers. Leur seul enseignement, finalement, c’est que ­Pascale, qui pensait à l’an 2000, ne semblait pas auto­destructrice. Rohmer et Luchini se montrent désagréables avec elle, la titillant sans arrêt sur ses penchants pour la vitesse, les arts martiaux, le rock. « Avez-vous le goût des choses violentes ? » lui demande le réalisateur, avant d’asséner : « La violence, c’est tout de même la destruction... » Elle, soupire, embarrassée, puis excédée : « Ma violence, elle se traduit par ma vitalité, mon énergie, mon plaisir. Et ça ne me dérange pas que l’on détruise, si c’est pour construire quelque chose de plus beau. » Contrairement à nombre de ses contemporains, elle a gardé l’esprit révolutionnaire de 1968. Face à un Rohmer qui entend dénoncer le monde dans ses films-paraboles, elle veut le modifier en rejetant le conformisme. Pour les Nuits de la pleine lune, Pascale passe des semaines à arpenter Marne-La-Vallée, où elle repère les lieux qui serviront de décors à une partie du film. Elle choisit également une partie de ses costumes – chez Dorothée Bis –, puis présente au réalisateur certains de ses amis ou connaissances : Tchéky Karyo joue son fiancé ; Christian Vadim, son amant ; Elli et Jacno signent la bande-son ; Benjamin Baltimore maquette l’affiche du film ; Mathieu Schiffman, rencontré sur le tournage du Rivette, hérite d’un petit rôle. Jamais une actrice n’avait eu autant d’influence sur un film de Rohmer. En témoignent les photos de plateau où on la voit s’adresser à l’équipe, les mains ouvertes, l’air concentré.

Autour d’elle, le silence semble se faire. Si l’histoire de ce triangle amoureux avec Vadim et Karyo a tant marqué les esprits, c’est que cette foule de détails imprime le zeitgeist de sa génération. Et peut-être aussi parce qu’il n’est un secret pour personne que Pascale Ogier a souvent vécu cette situation. C’est aussi lié à l’image que donne Rohmer de la beauté de l’actrice. Une lettre adressée à Rohmer après le drame résume l’affaire : « Je ne connais pas Bulle Ogier, mais ayant une fille du même âge que la sienne, j’ai beaucoup pensé à ce que pourrait avoir d’horriblement cruel la multiplication de ce visage partout sur les écrans de Paris ; et cependant, plus tard, vous serez pour elle comme le peintre – le grand peintre classique – sans lequel son mystère unique et personnel eut disparu. » Les vingt-six couteaux sont rangés dans leur boîte à biscuits. Les disques, retirés de la platine, ont regagné les étagères. Il pleut déjà en ce début septembre. Émeraude se remet au travail. Elle retourne à sa vie et referme cette parenthèse de huit ans. Bientôt, l’ouvrage sera sur les tables des libraires. Je lui demande si elle s’en réjouit. « Bien sûr. Je ne regrette qu’une chose : je voulais que le livre sorte en 2014, pour célébrer les 30 ans de sa mort. Là, il n’y aura aucune occasion particulière à sa sortie. » Sort-on un jour d’un deuil d’enfant ? En me confiant cela, Émeraude semble oublier un autre anniversaire : quand ­sortira ce livre, nous fêterons les 60 ans de la naissance de Pascale Ogier.

Pascale Ogier, ma sœur d’Émeraude Nicolas, éditions Filigranes. Sortie le 6 novembre.

Cet article est paru dans le numéro 63 (novembre 2018) de Vanity Fair France

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