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Quand la science décrypte la connerie

Comment fonctionne-t-elle? Les réseaux sociaux l’amplifient-ils? Est-elle pire aujourd’hui qu’hier? La connerie méritait un symposium. Il a pris la forme d’un livre, dans lequel des psys et spécialistes du comportement réputés offrent leur vision de ce fléau du quotidien. Réjouissant

Image d'illustration. — ©  Topical Press Agency/Getty Images)
Image d'illustration. — © Topical Press Agency/Getty Images)

Elle est très contagieuse et résiste à quasiment tous les traitements. «Laissez toute espérance», prévient d’ailleurs Jean-François Marmion, journaliste scientifique et rédacteur en chef de la revue Le Cercle Psy, dans son introduction à Psychologie de la connerie, essai sur les ressorts de ce mal qui ronge la société depuis toujours.

C’est même parce que la connerie «nous touche au quotidien et que nous en souffrons tous, que ce soit de notre propre connerie ou de celle des autres», qu’il a sollicité une liste de contributeurs prestigieux pour tenter de mieux la cerner, pour mieux la combattre. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, le professeur de philosophie à l’Université de Californie Aaron James, le titulaire d’une chaire d’économie comportementale au MIT Dan Ariely, le chercheur au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg Sebastian Dieguez, le professeur honoraire de relations internationales à l’Université de Lausanne Pierre de Senarclens et beaucoup d’autres… ont donc pris un plaisir évident à mettre le «connard» à nu.

Il y a une profusion de savoirs à portée de clic, unique dans l’histoire de l’humanité… mais aussi une profusion de conneries

Jean-François Marmion, journaliste scientifique

En préambule, le philosophe Edgar Morin regrette ainsi que «la sublime ouverture du sexe féminin» soit embarquée dans cette galère; une misogynie séculaire ayant décrété que rien ne symboliserait mieux la bêtise ou la malveillance que le sexe de la femme. «On ne dit pas «c’est une pinnerie» […]. Il manque le mot non machiste qui prendrait la place de connerie», écrit le docteur honoris causa. D’autant que selon l’auteur de Assholes: A Theory (Connards: Une théorie) Aaron James, le con est plus souvent un homme qu’une femme, «qui s’accorde des avantages particuliers dans la vie sociale en se sentant immunisé contre les reproches. L’exemple typique est le connard qui ignore la file d’attente à̀ la poste […]. C’est une affaire de comportements sociaux, mais la source interne en est l’échec à manifester de l’intérêt pour autrui.»

Donald Trump, «uber connard»

Egalement auteur, en 2016, d’un ouvrage sur les dangers d’envoyer Donald Trump à la Maison-Blanche, il considère ce dernier comme le «uber­ connard: un connard qui inspire à la fois respect et admiration pour sa maîtrise de l’art de la connerie malgré́ la compétition de ses pairs. Les connards doivent généralement rivaliser pour la place de connard «en chef», ou «baron» des connards, mais peu arrivent à̀ la cheville de Trump pour enchaîner connerie sur connerie.»

Jean-François Marmion affirme pour sa part qu’il «existe des gens bien plus cons, dangereux, sadiques, dont on n’entend pas parler. Trump, au moins, on le garde à l’œil.» Pas comme le «sale con» anonyme qui peut nuire dans des environnements plus familiers tels que l’entreprise, et dont le seul but est, d’après le psychiatre et spécialiste des thérapies comportementales et cognitives Jean Cottraux, de jouir «de la soumission et de la souffrance des autres, et qui fait carrière pour assouvir sa passion pour l’humiliation».

Repérer le futur collègue concerné

Pour s’en prémunir, raconte-t-il, le professeur de management à Harvard Robert Sutton a même élaboré très sérieusement la No Asshole Rule: une «règle du zéro sale con» qui «s’énonce ainsi: avant d’embaucher dans une entreprise, ou une administration, ou une université, quelqu’un, si brillant soit-il sur son CV, il faut d’abord s’assurer qu’il n’est pas un sale con. Un des moyens de le savoir, outre sa renommée et des contacts directs avec lui, est de cerner son comportement avec un questionnaire qui évalue les conduites et pensées habituelles du trouble de personnalité narcissique.» Parmi les questions auxquelles le candidat doit donc répondre par vrai ou faux: «Vous êtes entouré d’idiots incompétents, et vous ne pouvez pas vous empêcher de leur faire savoir cette triste vérité aussi souvent que possible», ou encore: «Vous étiez une personne très bien avant de commencer à travailler avec ce ramassis de crétins»…

Une obéissance trop «conne» à la hiérarchie peut provoquer des crashs d’avions

Bien sûr, le «sale con» pourrait être assez retors pour biaiser ses réponses. A moins que son autosuffisance ne l’emporte, car «la connerie demeure basée sur l’arrogance, l’intolérance et les certitudes bouffies, même si elle prend aujourd’hui de nouvelles formes pour s’exprimer», constate Jean-François Marmion. La connerie contemporaine l’intrigue d’autant plus qu’il «y a une profusion de savoirs à portée de clic, unique dans l’histoire de l’humanité… mais aussi une profusion de conneries. Dorénavant, n’importe quel connard peut se faire entendre haut et fort, d’une manière plus virulente, voyante criarde.»

Le groupe, un facteur aggravant

Ce qu’il nomme l’ère de la foutaise plutôt que de la post-vérité. Cette connerie est d’autant plus virale que l’on devient plus con en groupe, comme le démontrait dès 1951 le psychosociologue Solomon Asch, selon lequel «par souci de conformisme, nous sommes prêts à nier ce que nous percevons. Si nous sommes le seul dans un groupe à reconnaître que des lignes sont de longueur égale, nous finissons par nous tromper volontairement et épouser l’opinion des autres.»

Dans l’ouvrage, on apprend aussi qu’une obéissance trop «conne» à la hiérarchie peut provoquer des crashs d’avions, et que les séances de brainstorming en groupe dans l’entreprise favorisent plus de conneries que d’idées lumineuses, d’après des études rigoureuses.

Lire également: Comment neutraliser un petit chef

L’indignation collective visée aussi

La connerie contemporaine, c’est aussi l’indignation à outrance, que Sebastian Dieguez surnomme «la grandiloquence morale, sans souci de vérité […]. Cette attitude induit un mécanisme d’auto-polarisation, puisque le nombre et les motifs d’une telle indignation exigent une vigilance de tous les instants et favorisent une escalade outrancière visant à se distinguer dans un environnement de plus en plus compétitif dans la connerie.»

Et si les moins cons d’entre nous étaient les enfants? Alison Gopnik, professeure de psychologie et de philosophie à l’Université de Californie, rappelle leurs immenses capacités d’apprentissage, de tolérance et d’adaptation, alors qu’ils furent longtemps considérés comme «irrationnels, incapables de se mettre à la place d’autrui ou d’abstraction en général, mais également immoraux, égocentriques selon Sigmund Freud et même Jean Piaget, fondateur de la psychologie du développement».

Soigner sa propre connerie…

Elle donne une explication simple à ce mépris: ces philosophes et psychologues dissertant ad nauseam sur la connerie enfantine ne connaissaient pas les enfants puisqu’ils déléguaient leur éducation aux mères, dont l’observation, bien plus positive, «était considérée comme moins importante». Un seul remède, pour Jean-François Marmion: «Avant de combattre la connerie des autres, il faut déjà soigner la sienne. Selon Flaubert, la connerie est de vouloir conclure à tout prix, et peu de gens savent reconnaître qu’ils ont tort. Alors doutons déjà de nous-mêmes, c’est le meilleur antidote…»

Psychologie de la connerie, Ed. Sciences Humaines, 384 p.