L'invincible Jean-Michel Blanquer aura donc été mis en difficulté par un hashtag. Un hashtag. C'est trois fois rien un hashtag. Un signe dièse et deux ou trois mots derrière. Et pourtant. Pour la première fois, Jean-Michel Blanquer semble vraiment pris à défaut, comme interdit, incapable de répondre au malaise de la base. L'histoire retiendra que ce n'est pas une grève ou une manifestation qui l'a fait tressaillir. Mais un hashtag. Un dièse et trois petits mots. Dimanche 21 octobre, vers 20 heures, une fièvre s'est emparée de la twittosphère enseignante. En l'espace de quelques heures, des centaines d'enseignants ont posté, sous l'ombrelle du hashtag #PasDeVague, des témoignages de violences subies par les équipes pédagogiques.
J'aurais aimé être soutenue lorsqu'une élève, il y a qqs années, m'a tapé dessus dans un couloir de mon établissement. Mais le conseil de discipline ne l'a pas même exclue. Et on m'a expliqué qu'il fallait prendre les choses moins à coeur. Voilà la réalité du terrain.#pasdevague https://t.co/ePEEDarko1
— Maelita (@maelialc) October 21, 2018
Un élève de 4ème "légèrement" misogyne à une surveillante : "Toi, tu suces ma bite". Aucune exclusion prononcée, pas de conseil de discipline malgré demande de l'équipe enseignante. #PasDeVague
— Prof ⎛⎝Anarazel⎠⎞ (@lphaweb) October 21, 2018
On m'a crache dessus et on m'a menacé de me "castagner A la sortie". Punition : aucune. Je porte plainte. CDE: "bon j'ai posé 3 jours d'exclusion, mais vous êtes dans le répressif, pas dans l'éducatif..." #pasdevague
— profdevieuxmots (@TeamLatinColleg) October 21, 2018
Ce ne sont pas tant les agressions qui sont en cause que l'absence de réponse de la hiérarchie. Ou plutôt ces réponses désarmantes : «n'en fais pas trop», «tu prends les choses trop à coeur», «tu es trop susceptible»… Le hashtag est une réponse directe à des propos d'Emmanuel Macron et de Jean-Michel Blanquer. Les enseignants reprochent au gouvernement d'avoir lui aussi balayé d'un revers de la main le malaise suscité par la vidéo d'une professeure braquée par un élève. «Les enseignants doivent signaler les faits, ils auront le soutien de l'institution», a notamment déclaré Blanquer. Les témoignages rassemblés par le hashtag #PasDeVague apportent un vibrant démenti à cette déclaration.
Le succès de ce hashtag en rappelle un autre, dans un tout autre domaine. Il y a un an, le hashtag #MeToo braquait une lumière crue sur le problème des agressions sexuelles. Même mécanisme que #PasDeVague : des témoignages courts, puissants, édifiants, décrivant un extraordinaire devenu tristement ordinaire. Sur ces hashtags, chaque histoire, prise isolément, n’a pas eu le retentissement d’un «fait divers» susceptible d’être repris dans la presse, mais rassemblés en un seul lieu par le mot-dièse, ces récits font système. Ces récits isolés n’en sont plus, les faits divers deviennent faits de société. Les hashtags de mobilisation sont une anaphore collective, la même expression répétée jusqu’à produire un effet rhétorique de sidération, prompt à réveiller l’apathie politique et médiatique.
Une nouvelle forme d’activisme
La presse a immédiatement embrayé suite à #MeToo et #PasDeVague, reprenant les tweets et interrogeant les personnes concernées. La mobilisation virtuelle des enseignants est ainsi devenue réelle, avec un ministre forcé de réagir et d'éteindre l'incendie. Ces hashtags de mobilisation ont le pouvoir d'imposer un agenda médiatique, de forcer les médias, et par effet de ricochet la société, à s'intéresser à un phénomène. #MeToo est le hashtag séminal de cette nouvelle forme d'activisme. Dans le tweet originel qui lance le mouvement, Alyssa Milano proposait de répondre à son tweet par la formule «me too» afin que «les gens se rendent compte de la magnitude du problème». L'expression «me too» décrit précisément le mode d'action de ces hashtags: s'affirmer par le nombre, rajouter non pas son nom mais son témoignage à une pétition, pour enfin être entendu.
#MeToo a montré qu'un simple hashtag peut devenir un mouvement d'un nouveau genre, sans chef, sans contours définis, qui ne vit que par la force déployée par la libération de la parole. «Les hashtags ne sont pas des "marques déposées". [Nul] n'est propriétaire de ces mobilisations virtuelles», relève le sociologue Eric Fassin. #PasDeVague n'est pas un syndicat enseignant, #PasDeVague ne se présentera pas aux élections professionnelles et ne sera pas présent dans les conseils de classe. On ne sera guère étonné de voir le scepticisme des syndicats enseignants. Valérie Sipahimalani, secrétaire générale adjointe du Snes-FSU, a déploré «un emballement médiatique ne permettant pas de prendre du recul». Les syndicats ne peuvent qu'être frileux face à #PasDeVague, un mouvement venu de la base qu'ils n'ont pas vu venir. Les hashtags font peu de cas des corps intermédiaires et s'adressent directement à l'opinion.
À un moment où les fake news et le déversement de haine sur les réseaux font douter de la démocratie Internet, il faut saluer le rôle libérateur de ces hashtags. Les anonymes des réseaux, si souvent présentés avec mépris comme des «trolls», parviennent là à jouer ensemble un rôle décisif dans la vie de la cité. N'occultons pas non plus les limites de ce mode de mobilisation. Le hashtag porte peu à la nuance et à la contradiction : #PasDeVague ne s'accompagne ainsi d'aucun droit de réponse des directeurs d'établissement directement visés. Surtout, il est à craindre qu'à ces mouvements spontanés succèdent des mobilisations factices, montées de toutes pièces par des partis politiques ou des groupes d'intérêt. C'est ici que le rôle de gatekeeper de la presse sera déterminant : tous les hashtags ne méritent pas de faire tant de vagues.