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Santé

A Sevran, Seine-Saint-Denis, héroïne et seringues déferlent sans bruit

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Seringue abandonnée à Sevran, le 22 octobre 2018
Seringue abandonnée à Sevran, le 22 octobre 2018
AFP - Thomas SAMSON

Plus de 35.000 seringues ramassées en un an, des scènes de "shoot" à ciel ouvert entre cités et gare RER, des travailleurs sociaux désarmés: à Sevran, en Seine-Saint-Denis, l'héroïne poursuit ses ravages en silence.

"La dernière fois, on en a retrouvé une juste devant l'école. Pas cool..." Pince dans une main, bac en plastique dans l'autre, Thierry Lematte fait, comme chaque matin ou presque, sa "chasse" aux seringues à travers la cité des Beaudottes.

Avant 11H00, heure où les dealers prennent leurs quartiers au pied des immeubles fraîchement réhabilités, le chef de service du centre d'accueil voisin pour les toxicomanes (Caarud) passe au crible la pelouse autour du gymnase, slalome dans les bosquets entre les excréments humains, ouvre les trappes qui dissimulent des squats. Et ramasse, inlassablement.

Près de la gare RER, un couple aux visages abîmés dort par terre. A leurs pieds, une bouteille remplie de "pompes" usagées. Son collègue Pascal Perez, éducateur, sourit: "La semaine dernière, on en avait retrouvé plein autour d'eux, même pas capuchonnées. On leur a parlé, ça a marché."

Ces seringues stériles, les "injecteurs" d'héroïne viennent les chercher à quelques centaines de mètres de là, aux distributeurs accolés au petit pavillon de brique du centre géré par l'association Aurore, à l'entrée de l'hôpital Robert Ballanger d'Aulnay-sous-Bois.

Fin août, à la demande de la préfecture, l'Agence régionale de santé (ARS) a ordonné la fermeture des machines installées là en 2008. Trop de "matériel" souillé sur la voie publique. Face à la bronca des associations, qui rappelaient que "la Seine-Saint-Denis est le département où le matériel de prévention demeure le moins accessible et où les taux de VIH et d'hépatite C sont les plus importants avec Marseille", les autorités ont fait machine arrière.

- "En 31 ans, rien n'a changé" -

Depuis début octobre, le va-et-vient a donc repris devant les distributeurs. Des silhouettes fantomatiques, mais aussi des jeunes lambda qui débarquent en voiture, jogging flambant neuf et lunettes de soleil.

Un employé du centre d'accueil pour les toxicomanes (Caarud) collecte des seringues utilisées à Sevran, le 22 octobre 2018 (AFP - Thomas SAMSON)
Un employé du centre d'accueil pour les toxicomanes (Caarud) collecte des seringues utilisées à Sevran, le 22 octobre 2018 (AFP - Thomas SAMSON)

"Trente à soixante-dix personnes passent ici chaque jour, à 85% des hommes entre 30 et 50 ans. Il viennent boire un café, faire un dépistage, se faire aider", détaille Valère Rogissard, directeur territorial d'Aurore. Mais aussi ramener les seringues usagées qui donnent droit à un jeton pour le distributeur.

En 2017, 70.000 seringues ont été distribuées. Et 35 à 40.000 ramassées. Des chiffres qui ont explosé: en 2012, 26.000 avaient été délivrées, 20.000 récupérées.

Pour Valère Rogissard, les explications sont nombreuses : retour sur le marché d'un produit "un temps passé de mode", commerce toujours plus structuré dans les cités, "poche de consommateurs historiques" qui a perduré dans cette commune parmi les plus pauvres d'Ile-de-France. "Et comme il n'y a aucun autre endroit alentour où trouver des seringues, c'est devenu un lieu de fixation", dit-il.

S'il s'est accentué, le phénomène n'est pas nouveau. En 2013, trois enfants s'étaient piqués en jouant dans la cour de leur école. L'ex-maire Stéphane Gatignon en avait appelé à l'Etat, et les effectifs policiers avaient été renforcés.

"Je suis là depuis 31 ans et rien n'a vraiment changé : la drogue, les gens qui se piquent, même si les dealers les éloignent", raconte un habitant des Beaudottes.

Le quartier, longtemps considéré comme un des plus sensibles du département, figure parmi les territoires qui expérimentent la nouvelle Police de sécurité du quotidien (PSQ).

Mais les forces de l'ordre se sentent elles aussi désarmées : "Ce n'est pas un problème d'ordre public mais un problème sanitaire, il faut prendre en charge ces pauvres gens et les faire décrocher", souffle une source policière. Éradiquer le trafic ? "Quand on tape quelque part, ça ne fait que déplacer temporairement les points de vente vers des quartiers jusqu'alors tranquilles."

"Ailleurs, une poubelle renversée c'est une pétition d'habitants", ajoute cette source. "Ici on vit avec les dealers, les drogués, les gamins qui font des roues arrière en scooter sur les trottoirs, les pitbulls. Les 95% de gens qui vivent normalement subissent sans rien dire."

- Overdoses -

Pour la sociologue Anne Coppel, la "situation désespérante" à Aulnay-Sevran a une explication simple : "A Paris, les usagers sont massivement pris en charge. En banlieue, il y a un retour de l'héroïne car il y a un déficit de réponse sociale et médicale. La banlieue est laissée de côté, comme dans les années 1980 et 1990 où on a laissé les héroïnomanes mourir par milliers".

Pour la chercheuse, la France a pris "depuis trente ans un retard considérable" et refuse "une démarche pragmatique". "Ce qui est rageant c'est qu'on sait comment faire : accompagnement social, traitements de substitution, salles de consommation..." Elle cite Francfort, Lisbonne, Zurich, Barcelone : "Là-bas, les gens n'aiment pas plus les drogués qu'ici. Les pouvoirs publics mettent en place des programmes efficaces avant tout pour régler des questions d'ordre public".

Une salle de consommation, comme il en existe à Paris et Strasbourg, serait-elle la solution ? Interrogée par l'AFP, la Midelca (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) répond avoir "bien connaissance de la situation à Aulnay-sous-Bois/Sevran". Mais, insiste-t-elle, "c'est aux municipalités que revient la décision".

La mairie de Sevran ne s'exprime pas sur le sujet. Et pour le maire LR d'Aulnay, Bruno Beschizza, c'est "hors de question".

La piste est en revanche défendue par le président PS du département, Stéphane Troussel, qui s'apprête à visiter les salles de Paris, puis Strasbourg, où un "bilan exemplaire" a été dressé par le comité de pilotage un an après l'ouverture.

En attendant, les travailleurs sociaux du Caarud, dont les effectifs vont être renforcés par l'ARS, continuent. A ramasser les seringues, mais aussi les gens qui font des overdoses, comme la semaine dernière dans un squat. Et à trouver porte close à l'hôpital, "faute de place", quand ils parviennent à convaincre une femme d'entamer un sevrage.

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