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Ariane Mnouchkine: «Oui, on peut rire du terrorisme sur scène, il le faut même»

Cofondatrice du Théâtre du Soleil en 1964, Ariane Mnouchkine offre au Palais de Beaulieu, à Lausanne, une saga politique et comique dans laquelle elle et ses acteurs questionnent avec brio le pouvoir des artistes. Confessions d’une «jubilante»

Ariane Mnouchkine, metteur en scène de théâtre et animatrice de la troupe "Le Théâtre du Soleil". — © Lea Crespi/Pasco ©
Ariane Mnouchkine, metteur en scène de théâtre et animatrice de la troupe "Le Théâtre du Soleil". — © Lea Crespi/Pasco ©

Dans la bouche d’Ariane Mnouchkine, «jubiler» est le plus beau verbe de la langue française. Depuis la naissance du Théâtre du Soleil en 1964, l’artiste a souvent tempêté, mais plus encore jubilé. Comme l’autre jour dans un amphi bondé de l’Université de Lausanne. Devant quelque 500 spectateurs, la metteuse en scène a répondu à une dizaine d’étudiants chauffés à blanc. A l’aube de ses 80 ans, elle a repris chaque question à la volée, avec cette joie de jouer qui la distingue. Et qui traverse Une chambre en Inde, fresque hallucinante qui électrise depuis mercredi le Palais de Beaulieu, à Lausanne. Nous l’avons retrouvée plus tard, à l’abri du bruit et des regards.

En janvier 2016, vous débarquez à Pondichéry, avec toute la troupe pour répéter «Une chambre en Inde». Vous allez traverser une crise d’inspiration, trois semaines de panne. Que s’est-il passé?

Ariane Mnouchkine: C’est la première fois qu’un tel passage à vide se produit au début des répétitions et dure aussi longtemps. L’angoisse née des attentats du Bataclan a joué son rôle dans le néant que nous avons traversé. Au départ, avant le choc du 13 novembre, je pensais monter un spectacle inspiré du Terukkuttu, cet art théâtral tamoul. Après les événements, il était évident que la France serait présente. Mais pour raconter quoi? Ce qui nous a sauvés, c’est l’improvisation d’une comédienne, hilarante: la porte qui s’est ouverte est celle du comique.

© Michele Laurent ©
© Michele Laurent ©

Vos spectacles sont le fruit d’improvisations d’acteurs, du travail très fin de l’écrivaine Hélène Cixous, de vos propres enquêtes aussi, auprès de réfugiés par exemple. Comment alors définiriez-vous votre rôle de metteuse en scène?

Je sers à donner aux comédiens l’espace, la lumière, le temps qu’il leur faut. Je laisse monter la crème à la surface. Je leur donne des images, je réponds aux leurs. Je baratte beaucoup. Il faut entendre ce que propose un comédien et pouvoir lui crier: «Oui, oui, c’est par là.»

«Une chambre en Inde» se moque des extrémistes de Daech. Peut-on rire du terrorisme?

Ben oui, et même il le faut! Pour rappeler que tous les musulmans ne sont pas des intégristes et que la folie de quelques-uns n’est pas la folie de tous. On l’a fait dans ce spectacle, tout en se disant: «Il va falloir fouiller les sacs.»

A 15 ans, comment imaginiez-vous votre vie?

Je me voyais faire plein de choses, mais pas dans le cinéma, que j’adorais pourtant, grâce à mon père, Alexandre Mnouchkine, qui était producteur. C’était un monde où l’argent pesait et je voulais quelque chose de plus autonome. J’ai eu la chance de comprendre très vite ce que je voulais faire: à 19 ans, figurante dans un spectacle à Oxford, j’ai décidé que ma vie serait consacrée au théâtre. Pas comme actrice, parce que je n’avais pas la crédulité qu’il faut, cette aptitude à croire à l’impossible. Ce que j’aimais, c’est voir du théâtre, provoquer du théâtre.

Que devez-vous à votre père, Alexandre Mnouchkine, grande figure du cinéma de l’après-guerre?

J’ai eu la chance d’avoir un père qui attend de sa fille ce que d’habitude un fils peut donner. Jamais il ne m’a contrainte. Il ne m’a fait que des cadeaux, il m’a emmenée sur les plateaux de cinéma quand j’étais petite, il ne savait pas ce qu’il faisait! Il m’a fait comprendre qu’un tournage, c’était un tout. Il était le premier arrivé, le dernier à repartir.

Y a-t-il eu des spectacles décisifs dans votre désir de théâtre?

Il y en a eu quelques-uns! Les géants de la montagne de Pirandello, monté par Giorgio Strehler, a failli me faire arrêter le théâtre. Je l’ai vu quinze fois et chaque soir, je sortais plus désespérée, je ne voyais plus ce qu’il me restait à faire. Je pense que ça a beaucoup joué dans mon abandon de la scène à l’italienne. Mais il ne m’a pas influencée. Au contraire, son génie me paralysait. J’avais l’impression qu’il me disait: «Allez naine, va-t’en!»

Quand vous avez créé en 1964 le Théâtre du Soleil, imaginiez-vous que cette histoire durerait?

Oui, absolument. Je ne savais pas qu’on deviendrait célèbres, mais nous voulions devenir le plus beau théâtre du monde. Ce que je savais, c’est que je m’engageais pour la vie. Ça, oui!

Est-ce que les grands principes de base, le même salaire pour tous, la parité entre femmes et hommes, la solidarité, sont toujours valables?

Oui, rien n’a changé. L’égalité des salaires, ce n’est pas négociable.

Même si un acteur se distingue, par sa fidélité ou l’importance de son rôle?

Il aura une chambre individuelle en tournée, ou un jour de congé en plus si on sent qu’il est crevé. Même moi, je sais que je travaille moins fort qu’il y a vingt ans. On peut admettre alors de petits privilèges, des choses raisonnables qui sont normales.

Quels sont les comédiens les plus anciens au Soleil?

Certains sont là depuis trente-cinq ans… Les nouveaux, depuis sept ans.

A l’été 2003, au moment de la grève des intermittents au Festival d’Avignon, vous vous êtes opposée au mouvement… Pourquoi?

Je voulais une charte entre la société et les artistes, déterminer nos droits et nos devoirs. L’enjeu, c’est de savoir ce que la société nous doit, et ce que nous lui devons. On ne peut pas parler de droits des artistes de la scène alors qu’un écrivain ou un sculpteur n’en bénéficie pas. Voyons à quelles conditions une société peut entretenir ses créateurs.

© Michele Laurent ©
© Michele Laurent ©

Le Soleil est-il une utopie réalisée?

C’est une utopie qui se réalise tous les jours, une utopie en action, qui respecte quand même la démocratie. Je préfère une utopie en devenir que Cuba!

N’avez-vous jamais été tentée d’abandonner le Soleil?

Si, mais bon… Ce sont toujours des chagrins qui ont déclenché ce mouvement. Un acteur qui part, un nid de vipères qui se crée dans un coin. Mais dans ces moments, il y a toujours un regard innocent, espérant, content et ravi qui vous enjoint de continuer. Il faut s’appuyer sur la loyauté.

Arrive-t-il que la troupe, à qui vous soumettez toujours vos projets de spectacles, vous fasse une proposition?

Ce n’est pas encore arrivé! Les propositions viennent toujours de moi, mais ce n’est pas la règle. Ça va arriver un de ces jours, de toute façon. Il va bien falloir que ça arrive.

Vous écrivez souvent de belles lettres à vos comédiens, dans l’une vous écrivez que le théâtre fait du bien. Qu’entendez-vous?

Je dis cela non pas comme un bigot, mais comme un vrai chrétien qui peut dire que la messe lui fait du bien. Dans l’acte théâtral, il y a quelque chose qui se rapporte à ce don commun que sont le repas, la communion. Quand le spectateur sort un peu plus fort et plus humain d’un spectacle, il fait du bien. Il nous ramène à de l’humanité, à de la beauté.

Vos spectacles ne sombrent jamais dans la noirceur. Est-ce un parti pris?

Je fais ce qui vient, ce qui nous vient. Il se peut qu’instinctivement je ne laisse pas entrer dans la troupe des gens dont la création serait trop sombre. Mais il arrive aussi que les spectateurs sortent en larmes d’un spectacle, c’était le cas des Ephémères. C’est l’un de mes préférés. Au départ, j’avais donné cette consigne aux comédiens: une comète se dirige vers la Terre, dans un mois elle aura disparu, que faites-vous? Ils sont partis de choses très personnelles, c’était bouleversant.

Dans les distributions, êtes-vous toujours attentive à l’égalité hommes-femmes?

Oui, c’est ainsi. Il y a toujours eu autant d’hommes que de femmes depuis 1964. Actuellement, je crois qu’il y a deux femmes de plus que d’hommes.

Est-ce que ça a donné une coloration particulière au Soleil?

Je ne sais pas. C’est tellement normal que je n’y réfléchis même plus. On ne devrait même plus se poser la question. On l’a toujours fait, comme l’égalité de salaires. Quand j’entends dire que des femmes sont payées 30% de moins que des hommes, je n’arrive pas à comprendre comment c’est possible. C’est invraisemblable et illégal.

Le mouvement #MeToo peut-il transformer durablement la société?

Je pense que c’est très important. Si c’est bien géré, si on fait attention à la vérité et à la justice, ce sera très utile. Ce n’est pas ça qui mettra fin à la misogynie, ça ne suffira pas. C’est une affaire aussi d’éducation, ça se joue à l’école.

Ce n’est pas un épiphénomène?

Non, mais attention. Il y a #MeToo et le mouvement inverse, une régression dans nos banlieues, dans nos quartiers, qui est acceptée par une certaine ultra-gauche qui est dans le relativisme. D’un côté, #MeToo avec des femmes très courageuses essaie de faire exploser la bombe, de l’autre, des personnes prétendent que leurs revendications, c’est bon pour l’Occident. Les femmes ne sont pas encore sorties de l’auberge!

A ce propos, admettez-** vous le voile dans la troupe?**

Non, c’est impossible chez nous. On est totalement laïque. S’il y a un principe qui s’est accentué avec le temps, c’est la laïcité.

Quel est le livre qui vous accompagne?

Une éducation algérienne de Wassyla Tamzali. C’est un texte bouleversant qui raconte l’origine de tout ce qui est en train de se passer maintenant. Sur le sort des femmes, c’est éclairant. Il faut que vous lisiez cela, vraiment.

La troupe afghane, celle que vous créiez en 2005, existe-t-elle toujours?

Nous avons donné un stage à Kaboul et des acteurs ont créé la compagnie Aftaab, qui veut dire Soleil en dari. Depuis 2005, ils ont fait des allées et venues entre la France et l’Afghanistan. Mais c’est devenu trop dangereux de jouer là-bas, d’autant qu’un de leurs proches s’est fait assassiner. La troupe s’est donc dissoute dans le Soleil. Aujourd’hui, ils jouent avec nous.

Combien de nationalités composent votre troupe?

Vingt-cinq. Des Afghans, des Irakiens, des Iraniens, des Français.

Votre public est fidèle depuis cinquante ans. Quel lien avez-vous avec lui?

On oublie que le public, ce ne sont pas des consommateurs. Les spectateurs paient, mais normalement, ils ne devraient pas payer. Nous travaillons avec l’argent de leurs impôts. Ils devraient venir comme on va à une célébration, un lever de soleil, une éclipse. Ils viennent vivre un moment chez nous et chez eux. Parfois, les artistes oublient cette dimension. Un jour, une dame me voyant à la Cartoucherie a dit à sa petite fille: «Tu vois, cette dame, c’est la gardienne de ce lieu.» Elle avait trouvé exactement la vraie définition de ma fonction. Les artistes sont les gardiens de lieux publics qui appartiennent au public. Le spectateur doit donc s’y sentir bien, accueilli, désiré.

Avez-vous connu des phases de disgrâce?

Nous sommes un théâtre populaire, soustrait aux phénomènes de mode, un endroit où les gens se réjouissent de venir, une fois par an. En cinquante-quatre ans, nous avons monté trente spectacles, ce n’est pas beaucoup. Mais ils ont toujours eu une vie longue, entre 200 et 300 représentations.

A quoi attribuez-vous votre succès?

A un mélange de travail et de chance. Je crois qu’on est né au bon moment. Nous avons eu la chance de pouvoir nous établir à la Cartoucherie de Vincennes qui est un lieu extraordinaire, la chance d’être soutenus en France. Jusqu’à présent, nos goûts ont correspondu à celui du public. C’est un pari. Un jour, on a demandé à Ingmar Bergman comment il savait que ce qu’il faisait était bien. Il a répondu qu’il ne pouvait se fier qu’à ses propres émotions. Moi aussi, je ne peux me fier qu’à mes émotions. Si un jour elles sont différentes du public, ça ne marchera plus.

Le Soleil, c’est vous?

Comment? [Amusée.] J’espère que non! Je le suis en termes de thermomètre. C’est moi qui dis oui aux comédiens. C’est moi qui jubile quand une scène est réussie. C’est pour ça que je dis je. Mais ce sont les comédiens qui ont cette responsabilité énorme de jouer. Si je me fie à mes émotions, je ne suis pas seule dans la salle. Quand c’est beau, c’est beau.

Questionnaire de Proust:

Si vous deviez changer une chose à votre biographie?

Un ou deux péchés que je ne commettrai plus. Des colères que j’aurais dû maîtriser.

Un endroit où vous vous réfugiez?

Une petite auberge de jeunesse dans le nord du Japon et à Oxford une péniche sur l’eau.

Si vous étiez un animal?

Un oiseau ou un cheval.

Une figure politique qui vous enthousiasme?

Pierre Mendès France. Et Salvador Allende, le président du Chili mort le 11 septembre 1973, avant d’avoir failli. Il a eu cette horreur et cette chance de mourir avant de déchoir.

Qui pour incarner l’intelligence?

C’est l’une de mes colères. Je trouve scandaleux qu’on ait remplacé les grandes femmes et les grands hommes des billets de banque par des ponts et des bâtiments. J’aurais été ravie de trouver sur les euros Dante ou Michel-Ange. Mais je ne peux pas répondre à votre question: il y a beaucoup d’intelligences quand même.

Une musique pour danser?

Les Beatles.

Bio express

1939 Elle naît à Boulogne-Billancourt. Sa mère, June Hannen, est Britannique, son père, Alexandre Mnouchkine, Russe.

1964 Elle fonde avec quelques amis, dont Philippe Léotard et Jean-Claude Penchenat, le Théâtre du Soleil.

1979 Elle présente au Festival de Cannes son film Molière. L’accueil de la critique est glacial, le public ovationne.

1985 Elle signe L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, spectacle qui marque le début de sa collaboration avec l’écrivaine Hélène Cixous.

2018 Elle reçoit le Molière de meilleur metteur en scène pour Une chambre en Inde.