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"La France a peu de complexes à vendre des armes à l'Arabie saoudite" : pourquoi Macron reste timide sur l'affaire Khashoggi
Les très proches relations de la France avec l'Arabie saoudite expliquent en partie la retenue d'Emmanuel Macron sur l'affaire Khashoggi.

"La France a peu de complexes à vendre des armes à l'Arabie saoudite" : pourquoi Macron reste timide sur l'affaire Khashoggi

Entretien

Propos recueillis par

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Quand Angela Merkel annonçait l'arrêt des ventes d'armes à l'Arabie saoudite et appelait les autres pays d'Europe à l'imiter, Emmanuel Macron bottait en touche. Nous avons interrogé Hadrien Desuin, spécialiste des questions internationales et de défense, pour mieux comprendre ce décalage.

Comme un décalage. Pour réagir à la mort du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien à Istanbul, le président français Emmanuel Macron et la chancelière allemande Angela Merkel ont pris des positions très contrastées à l'encontre de l'Arabie saoudite, monarchie richissime et acheteuse massive d'armement. Côté allemand, la condamnation a été sans ambiguïté : Merkel a annoncé l'arrêt immédiat des exportations d'armes vers l'Arabie saoudite, le ministre de l'Economie Peter Altmaier appelant même les autres pays européens à se mettre d'accord pour stopper leurs relations commerciales avec Riyad. En France, les réactions ont été beaucoup plus réservées. "Ce n’est pas parce qu’un dirigeant dit quelque chose que je suis censé réagir à chaque fois", a ainsi rétorqué le président Macron à une journaliste qui lui demandait s'il allait suivre l'exemple allemand. Les dirigeants français ont annoncé vouloir attendre que la responsabilité de l'Arabie saoudite soit prouvée pour prendre des décisions. Pour mieux comprendre ce contraste diplomatique entre les deux nations, Marianne a interrogé Hadrien Desuin, spécialiste des questions internationales et de défense, auteur de La France atlantiste ou le naufrage de la diplomatie.

Marianne : Angela Merkel a adopté une position très ferme face à l'Arabie saoudite dans l'affaire Khashoggi, appelant à une suspension de ses ventes d'armes. Comment expliquer le décalage avec Emmanuel Macron, dont l'attitude est très réservée ?

Hadrien Desuin : Il me semble que l'attitude d'Angela Merkel tient, pour beaucoup, à des raisons d'ordre intérieur. L'opinion allemande est marquée par un très fort pacifisme et un certain antimilitarisme, c'est une constante depuis la Seconde guerre mondiale. Rappelons également que l'Allemagne est actuellement en période d'élections, et que le parti d'Angela Merkel, la CDU, est en difficulté. Elle espère donc retirer des bénéfices intérieurs de cette prise de position de politique étrangère, ce qui est fréquent. A cela, on peut rajouter que l'Allemagne cultive traditionnellement de bonnes relations avec l'Iran et la Turquie, alors que la France est elle très proche des pays du Golfe. Cela dit, je pense que la position allemande d'intransigeance vis-à-vis de l'Arabie saoudite est sincère : Angela Merkel tient compte de la culture politique de son pays.

Que penser, justement, des tergiversations françaises ? Le président a refusé de s'exprimer sur les contrats d'armement avec l'Arabie saoudite, et attend de savoir si les faits sont "corroborés" avant de prendre des sanctions…

La position de la France est extrêmement différente. Notre industrie va beaucoup moins bien que celle des Allemands, et dépend bien davantage des contrats d'armement colossaux que nous avons passé avec les pays du Golfe… (Ndlr : d'après un rapport parlementaire de 2018, la France vend en moyenne 1,2 milliard d'euros d'armement à l'Arabie saoudite depuis neuf ans. Cette année, l'Allemagne a exporté plus de 400 millions d'euros d'armement à la monarchie du Golfe). De plus, nous vendons également beaucoup à l'Egypte, qui est un Etat en faillite et paie la France en faisant transiter de l'argent venu des Emirats arabes unis et de l'Arabie saoudite. Plus globalement, la France poursuit peut-être un but stratégique de long terme en restant réservée face à l'Arabie saoudite : Mohammed Ben Salmane est là pour longtemps, et nous lui montrons qu'en ne le lâchant pas totalement dans le contexte actuel, nous sommes un partenaire de confiance avec qui il est possible d'entretenir de bonnes relations.

"Notre industrie dépend bien davantage des contrats d'armement colossaux passés avec les pays du Golfe"

N'est-il pas choquant de voir la France vendre des armes et entretenir de proches relations avec un régime tel que l'Arabie saoudite ?

La France a une culture différente de celle de l'Allemagne en matière de politique étrangère. Nous avons traditionnellement peu de complexes à vendre notre armement à des pays comme l'Arabie saoudite, d'ailleurs notre relation commerciale et diplomatique privilégiée avec ce pays ne provoque que des polémiques très épisodiques. Il y a une forme de compréhension, par les Français, de la raison d'Etat, du fait qu'il "faut vivre", et que pour financer notre propre armement, nous devons vendre à d'autres pays. On constate également l'existence en France d'une culture de la défense plus forte qu'ailleurs. En matière de vente d'armement, les pays d'Europe jouent chacun pour soi et selon leurs intérêts.

"La France est bien trop alignée sur les pétromonarchies du Golfe"

Ceci étant dit, d'un point de vue stratégique, il me semble que la France devrait ré-équilibrer sa position au Moyen-Orient. Elle est bien trop alignée sur les pétromonarchies du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Emirats Arabes Unis), ce qui nous place dans un camp et entache la flexibilité de notre diplomatie. Nous sommes cornerisés, à l'inverse de pays comme la Turquie qui peuvent "jouer" un camp ou l'autre en fonction des circonstances stratégiques. C'est ainsi qu'Emmanuel Macron a dû renoncer à une position d'intermédiaire efficace sur le dossier iranien.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne