Pesticides : «Il y a bien plus de cancers de la prostate en milieu agricole»

Les travailleurs les plus exposés aux produits phytosanitaires sont plus ou moins impactés selon les pathologies, explique le professeur Lebailly, responsable de la plus vaste enquête au monde sur ce sujet.

 Certains cancers sont davantage présents chez les agriculteurs (Illustration).
Certains cancers sont davantage présents chez les agriculteurs (Illustration). AFP/Mark Wilson

    Comment mesurer l'impact des pesticides sur la santé? Ces dernières semaines, la question est revenue au coeur de l'actualité avec l'affaire des bébés nés sans bras et une étude liant résidus de pesticides dans l'alimentation et risque de cancers.

    D'autres travaux, notamment sur la santé des travailleurs agricoles en contact avec ces produits, font également leur chemin. En 2013, l'Inserm évoquait ainsi dans une étude qui a fait grand bruit une « présomption de lien, parfois forte, entre une exposition à des pesticides » et certains cancers de l'adulte.

    Parmi les dix experts mandatés par cet organisme, Pierre Lebailly, coordinateur d'une enquête lancée en 2005 auprès de 180 000 affiliés à la Mutualité sociale agricole (MSA), ce qui en fait la plus vaste cohorte d'agriculteurs examinée au monde. L'étude Agrican qu'il pilote a démontré qu'il y avait globalement moins de cancers dans le milieu agricole que dans le reste de la population : -8 % chez les hommes, -6 % chez les femmes, entre 2005 et 2013. En revanche, si l'on regarde dans le détail, plus de cancers de la prostate (+ 7 %) et de l'ovaire (+ 6 %).

    Votre étude a montré dès 2011 que les agriculteurs étaient globalement moins touchés par le cancer que le reste de la population alors qu'ils sont les premiers exposés aux pesticides. Pour vous, ces résultats ne sont pas étonnants. Pourquoi ?

    PIERRE LEBAILLY. Ces constatations sont surtout significatives pour les hommes, un petit peu moins pour les femmes exerçant en milieu agricole, mais il y avait un peu moins de données. Ça ne m'étonne pas compte tenu de leurs pratiques tabagiques qui expliquent clairement une grande partie de ce déficit : les agriculteurs de plus de 40 ans fument moins et ce sous-tabagisme est encore plus flagrant chez les femmes.

    L'alimentation peut jouer aussi, tout comme l'activité physique, quoiqu'elle n'est pas forcément systématique dans tous les compartiments de l'agriculture. Il y a beaucoup de mécanisation, donc il y a aussi de la sédentarité en milieu agricole. L'influence d'autres indicateurs est beaucoup moins flagrante, voire contraire. Les agriculteurs sont des personnes plutôt plus corpulentes que le reste de la population, ce qui est un facteur de risque de nombreuses maladies dont certains cancers.

    Pour certains types de cancers, comme ceux de la prostate, des lèvres et les cancers du sang, les risques chez les agriculteurs sont supérieurs à la moyenne. A-t-on des hypothèses ou un début d'explication ?

    Lors de la mise en place Agrican, on s'attendait à ce que plusieurs cancers soient supérieurs en milieu agricole, comme le cancer de la prostate, les cancers hématologiques, le cancer des lèvres. On a confirmé qu'il y avait bien plus de cancers de la prostate en milieu agricole, ce qui semble lié à l'utilisation de pesticides dans certains secteurs, mais aussi d'insecticides sur animaux, notamment dans les élevages bovins. Le cancer des lèvres est beaucoup trop rare pour que l'on puisse l'investiguer : 37 cas sur 15000 cancers dans la cohorte.

    Pour l'instant, on ne peut pas donner de piste particulière mais le rôle de l'exposition aux UV ou de certaines habitudes tabagiques, — le fait de garder une cigarette longtemps à la bouche —, ou encore le fait que certains agriculteurs ont régulièrement soufflé dans les buses pour les déboucher sont sans doute des pistes à explorer…

    Pour le cancer des ovaires, on va commencer à enquêter, car ça n'a été quasiment jamais regardé dans la littérature scientifique. Des chercheurs italiens ont vu un lien entre ce cancer et le travail en milieu agricole, suspectant les herbicides de la famille des triazines. On a beaucoup utilisé les triazines en France sur certaines cultures comme le maïs, par exemple, même si ce n'était en général pas les femmes qui l'appliquaient.

    Financée par la Ligue contre le cancer, une étude de l'une de vos doctorantes, Clémentine Lemarchand, semble montrer un impact du port d'équipements de protection lors des épandages…

    Effectivement. L'étude montrait un lien entre l'utilisation de pesticides sur les cultures de blé ou d'orge avec le cancer de la prostate, mais ce lien n'existait que si la personne déclarait n'avoir jamais porté de gants de protection. Si les personnes avaient toujours porté des gants de protection depuis l'usage de pesticides ou depuis un certain nombre d'années, ce lien était écarté.

    Parmi les déterminants de l'exposition, il y a les façons de travailler, à savoir le type d'équipement utilisé, — pulvérisateur porté ou traîné, l'utilisation ou non d'un incorporateur… —, les quantités manipulées, mais aussi les protections que les personnes portent individuellement ou non. Cette étude permettait de voir l'intérêt de tel ou tel message de précaution.

    Vous alertez publiquement sur les risques pour les enfants de pulvériser des pesticides à l'intérieur des maisons. Le danger est-il comparable avec les épandages ?

    Dans la littérature scientifique, 17 études sur 18 font le lien entre les leucémies et l'exposition résidentielle : elles vont presque toutes dans le même sens. L'exposition résidentielle, ce n'est pas quand on habite à côté des champs, c'est le fait d'utiliser des pesticides dans le domicile, contre les moustiques, contre les parasites des animaux domestiques, sur la tête des enfants…

    Vous soutenez le Centre international de recherche sur le cancer, le CIRC, qui a classé le glyphosate comme « cancérogène probable », un avis qui n'est pas partagé par plusieurs agences. Pourquoi ?

    Le CIRC a repris les études de dizaines d'équipes produisant des données sur cancers et glyphosate. Son avis a été rendu après un examen par un large panel de spécialistes du monde entier. Concernant le lien entre lymphomes et glyphosate à partir d'études épidémiologiques, une seule des 7 études ne faisait pas le lien entre la maladie et la substance, mais cela a suffi pour classer le glyphosate comme « cancérogène probable » plutôt que comme « cancérogène certain ».

    Monsanto (producteur du glyphosate, ndlr) était représenté en tant qu'observateur uniquement, sans que ce soit dissimulé. Plusieurs personnes de l'industrie ont assisté à tous les débats. Elles ont pu voir tout le processus. Il n'y a, à ma connaissance, pas une agence sanitaire qui fonctionne comme cela. Là, c'est complètement transparent. On sait quelle a été la littérature examinée. Je pense que le CIRC donne un exemple intéressant aux agences européennes. Il doit être défendu pour sa transparence, sa rigueur et son ouverture d'esprit.

    Par le passé, l'Union des industries de la protection des plantes (UIPP), un lobby pro-pesticides, a participé au financement d'Agrican. Avez-vous craint une quelconque influence sur vos travaux et pourquoi ce financement s'est-il achevé ?

    Effectivement, nous avions une convention précisant clairement l'engagement de chacun et notamment que l'UIPP pouvait juste donner son avis sur nos travaux mais nous n'avions aucunement à le prendre en compte. D'autre part, cette contribution a toujours été très minoritaire dans le financement de notre unité (bien inférieur à 10 %). Enfin, ce financement posait problème à différents membres de la société civile et à la caisse centrale MSA, partenaire du projet et financeur important. Donc nous avons décidé d'arrêter ce financement depuis le 1er janvier 2015.