Sur les étagères de la charmante boutique du Quartier latin, les objets à l’effigie du héros d’Antoine de Saint-Exupéry se comptent par centaines : stylos, porte-clés, jeux, bijoux, savons, cahiers, vaisselle, draps, posters, etc. De la carte postale à 1,50 euro au foulard en soie à 79,90 euros, il y en a pour toutes les bourses. Bienvenue au Petit Prince Store Paris, qui, deux ans après son ouverture, a déjà accueilli 30.000 personnes. Lors de notre visite, un groupe de Japonais et des clients américains et belges semblaient méditer sur les célèbres extraits – "On ne voit bien qu’avec le cœur", "L’essentiel est invisible pour les yeux" – peints aux murs. "Les fans viennent de partout – il y en a 10 millions sur Facebook ! – pour partager un moment de rêve ici", raconte, tout sourire, Thomas Rivière, 42 ans, arrière-petit-neveu d’Antoine de Saint-Exupéry et gérant du magasin. Il a de quoi se réjouir : le panier moyen est, ici, de 29 euros.

>> Écoutez ci-dessous la saga de la marque "Le Petit Prince" de Saint-Exupéry :

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Une multitude de produits dérivés

On savait que Le Petit Prince était un phénomène d’édition. Depuis sa première publication à New York, en 1943, l’ouvrage le plus traduit au monde après la Bible et Le Capital a été vendu à 200 millions d’exemplaires, dont 14 millions en France. Chez nous, la version Folio s’écoule bon an mal an aux alentours de 400.000 unités et reste l’un des grands hits de Gallimard. Mais on n’imaginait pas qu’il générait un tel business : plus de 150 millions d’euros de produits dérivés vendus par an dans le monde ; une série télé diffusée dans une quarantaine de pays et un long-métrage qui a séduit 23 millions de spectateurs et 30 millions d’abonnés à Netflix, record absolu pour un film d’animation français.

  • Chaque déclinaison du héros trouve son public : 150 millions d'euros de chiffre d'affaires de produits dérivés ; 700.000 visiteurs au parc d'attractions en 2014 ; 23 millions d'entrées à l'international pour le film sorti en 2015 ; 200 millions l'exemplaire du livre vendus dans le monde.
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Comme pour Astérix, l’autre grand personnage tricolore, il y a même un parc d’attractions en Alsace qui, en quatre ans, a attiré plus de 700.000 personnes. "Cette popularité n’est pas surprenante, le Petit Prince est devenu un mythe universel. Il personnifie ce qu’il y a d’immortel en nous !", explique, possédé par son sujet, l’écrivain Virgil Tanase, rencontré au QG de la "franchise", dans le XVe arrondissement de Paris, où il gère les imposantes archives audiovisuelles concernant l’écrivain aviateur.

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Les héritiers gèrent d'une main de fer la succession

Le Petit Prince appartient, certes, à tout le monde, mais les ayants droit et détenteurs du droit moral de l’œuvre sont quatre. Il s’agit des neveux d’Antoine de Saint- Exupéry, enfants de sa sœur Gabrielle, épouse d’Agay : François (93 ans), Marie-Madeleine (91 ans), Mireille (89 ans) et Jean (85 ans). Toujours bon pied bon œil, "Les Quatre Fantastiques", comme les surnomment leurs proches, ont naturellement laissé la gestion de la succession (elle concerne 70 membres) à plus jeune. "Je supervise les affaires familiales depuis 2005. Nous avons hérité, un peu par hasard, d’une œuvre au retentissement immense que nous avons le devoir de protéger, raconte Olivier d’Agay, 62 ans, petit-neveu de Saint- Exupéry, ancien cadre dans l’immobilier. Et, pour cela, nous avons besoin de moyens, voilà pourquoi nous devons l’exploiter commercialement." Vital pour la famille, car l’ œuvre est déjà presque partout dans le domaine public et qu’elle doit absolument occuper le terrain pour ne pas se faire doubler.

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Heureusement pour elle, la succession reste détentrice des droits d’auteur sur les livres de Saint- Exupéry dans sept pays, dont deux très gros marchés. La France d’abord, où la période légale de soixante-dix ans après la mort de l’auteur (il a disparu en mission le 31 juillet 1944) a été prolongée jusqu’en 2032 en raison de son statut de héros de guerre. Aux Etats-Unis aussi, jusqu’en 2034, où la famille profite, en quelque sorte, de la jurisprudence Disney, qui réussit régulièrement à prolonger ses droits sur ses premiers dessins animés. "Outre-Atlantique, Le Petit Prince est sous la protection de Mickey !", s’amuse Olivier d’Agay.

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Une petite entreprise

Mais combien cela rapporte-t-il aux héritiers ? Difficile à savoir puisque la Pomase (société civile pour la protection de l’œuvre de Saint-Exupéry), entreprise ad hoc créée par la succession en 1989, ne dépose pas ses comptes. "Les revenus, surtout liés aux royalties sur les produits dérivés – de 1 à 2% du prix public hors taxes maximum –, s’élèvent aux environs de 2 millions d’euros par an", révèle Thomas Rivière, le gérant de la boutique. Le parc, encore dans sa phase de lancement, rapporte selon nos informations 50.000 euros par an à la succession. Tout ne reste pas dans les poches des héritiers pour autant. Le pactole alimente en partie la Fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la jeunesse (Fasej), qui soutient des projets éducatifs avec l’aide de nombreux partenaires (Air France, Mont Blanc, Safran, Sofitel…).

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Il sert, par ailleurs, à entretenir une structure d’une petite dizaine de personnes. Ces dernières coordonnent le business et donnent leur aval aux multiples expositions consacrées à Saint- Exupéry et au "Petit Prince" dans le monde entier, comme celle qui se déroule actuellement à Singapour. Cette équipe est aussi là pour donner les autorisations (gracieuses) chaque fois qu’un établissement scolaire public se fait baptiser Antoine de Saint- Exupéry. La Pomase donne également son aval aux traductions qui lui semblent les plus proches de l’original. Ainsi, il existe une version officielle du Petit Prince en Chine, vendue à des millions d’exemplaires, mais qui ne donne lieu à aucun versement de droits d’auteur.

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Séries de procès

La succession engage aussi de gros frais de justice qui, certaines années, dépasseraient les 200.000 euros. Des dépenses qui s’expliquent en partie par la bataille sans fin qui l’oppose au clan rival, celui des héritiers de Consuelo, la veuve de l’écrivain, lequel cherche à récupérer une part supplémentaire du gâteau. En effet, en 1947, trois ans après la mort de Saint-Exupéry, un accord avait été conclu entre sa mère et sa veuve, Consuelo, pour un partage des droits d’auteur sur l’œuvre. Mais, au vu du fructueux commerce développé par ailleurs, les héritiers de Consuelo (son secrétaire particulier, José Martinez, et, aujourd’hui, ses deux enfants), décédée en 1979, bataillent pour profiter de ce business additionnel. Un premier contentieux dans les années 1980 leur avait fourni une rémunération sur l’exploitation du Petit Prince. Insuffisant, estimaient-ils. Un deuxième tour devant les tribunaux leur avait accordé une part supplémentaire en 2014. Mais, l’an passé, la Cour de cassation a donné raison au clan Saint-Ex. Jusqu’à quand ?

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Les Saint-Exupéry attaquent lorsqu’ils estiment nécessaire de défendre l’intégrité de leur héritage. "Dès que nous découvrons une adaptation non autorisée, nous intervenons, comme récemment pour un jeu vidéo conçu en Europe de l’Est, disponible sur l’Apple Store ou un livre italien sur la jeunesse d’Hitler avec les dessins de Saint- Exupéry", raconte François Pouget, l’avocat de la famille. Bien souvent, l’affaire se solde par une transaction négociée entre avocats. Les montants ainsi collectés ? Secret défense ! À noter que la succession n’hésite pas à affronter plus costaud qu’elle.

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Ainsi a-t-elle déclenché un contentieux contre le Crédit agricole qui, en région lyonnaise, utilise un visuel qui rappelle l’astéroïde B 612, dont serait originaire le héros. Voilà quelques années, les Saint-Exupéry étaient même allés au clash avec Kraft Foods, le géant américain qui était alors propriétaire des biscuits Lu. Ce dernier, qui avait lancé une gamme P’tit Prince, a fini par reculer et s’est rabattu sur les marques Mini Prince et Prince Petit Déj. "Je sais que nous avons la réputation d’être des enquiquineurs. Mais mieux vaut passer pour des méchants, on se fait moins embêter", assène Olivier d’Agay. Seule puissance devant laquelle les Saint-Exupéry-d’Agay s’inclinent : la République française. Ainsi, quand la CMA CGM a lancé le plus gros porte-conteneurs du monde, un ordre est "venu d’en haut" : le navire devait s’appeler "Antoine de Saint-Exupéry". Et même si l’armateur a refusé de donner la moindre obole à la Fondation, la famille n’a pas discuté.

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Plus de 50 marques déposées

Mais le plus gros budget est consacré à la protection des marques dans une quarantaine de pays, qui coûterait dans les 500.000 euros par an. Une cinquantaine de marques (et leurs traductions) sont déposées : Le Petit Prince, bien sûr, les dessins d’Antoine de Saint-Exupéry, mais aussi les citations les plus connues du livre, à commencer par "Dessine-moi...". Indispensable pour développer le business familial, qui repose avant tout sur les produits dérivés. On compte pas loin de 10.000 articles différents réalisés par près de 200 sociétés dans le monde (la succession travaille avec des agents à New York, à Hong Kong et en Amérique latine).

"Nous sommes très sélectifs et refusons tout ce qui pourrait ternir l’image, tient à préciser Thomas Rivière. Pas de couches-culottes ou de Happy Meal pour McDonald’s, comme on nous l’a proposé." Parmi ces licenciés, citons pêle-mêle les carnets Moleskine, les peluches Anima, les hôtels Sofitel, les montres IWC, les éditions Fleurus, les figurines Plastoy, sans oublier la Monnaie de Paris, le plus ancien partenaire de la succession, qui a vendu plus de 3 millions de pièces à l’effigie du personnage. "C’est une alternative aux produits de masse américains. Je vous assure que ça cartonne", s’enthousiasme Jacques Guillemet, le fondateur de Pylones (110 boutiques de décoration dans le monde), qui a lancé une première gamme de 25 produits Le Petit Prince il y a deux ans.

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Dessins animés et film, un business qui rapporte

Autre diversification : les dessins animés. La famille s’est associée à la fin des années 2000 à l’un des principaux intervenants français sur ce marché, On Entertainment (aujourd’hui en partie contrôlé par Mediawan, le groupe audiovisuel de Xavier Niel et Matthieu Pigasse). "Quand nous avons présenté à la famille, y compris aux anciens, un synopsis de notre projet, qui faisait évoluer le Petit Prince sur d’autres planètes, on n’en menait pas large, se souvient Cédric Pilot, directeur artistique d’une série de trois saisons diffusées par France 3. Ils ont suggéré quelques modifications, mais une fois l’accord donné, ça a roulé sans anicroche."

La grosse affaire, c’est le film sorti en 2015. Un projet difficile à monter car la Paramount, disposant d’un contrat des années 1940, se disait détentrice des droits de l’adaptation au cinéma et y a fait obstacle. Le différend, encore une fois, a dû se régler devant les tribunaux. Le projet a exigé 60 millions d’euros de budget, financé en partie par M6, et a été dirigé par Mark Osborne, réalisateur du hit hollywoodien Kung Fu Panda. Présenté au Festival de Cannes, le film a fait un tabac. "Même s’il n’a pas été diffusé en salle aux Etats-Unis, c’est un film qui totalise 120 millions de dollars de recettes dans le monde, assure Aton Soumache, le fondateur d’On Entertainment. Si on ajoute les droits Netflix, les diffusions à la télé et les produits dérivés, on devrait atteindre 170 millions d’ici quelques années. Cela aurait pu être énorme si l’on avait un deuxième épisode." Mais cela, la famille, qui dit ne pas avoir encore touché grand-chose dans cette aventure, n’a pas voulu en entendre parler. Elle est, en revanche, prête à autoriser une nouvelle série télé, pour une diffusion courant 2019. Comme quoi, la planète business ne manque pas de charme !

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