La Croix : le dernier rapport du WWF montre un effondrement des populations d’espèces depuis quarante ans. Vit-on un moment inédit dans la destruction du vivant ?

« Le monde sauvage s’effondre sous nos yeux »

Virginie Maris : Oui, incontestablement. Il y a déjà eu des épisodes d’extinction massive des espèces – avant même l’apparition des humains – mais ils se sont déroulés sur des centaines de milliers d’années.

La destruction actuelle est également inédite dans l’histoire de l’humanité. Bien sûr, certaines sociétés ont eu un gros impact sur la nature, en particulier sur la méga faune : la disparition des kangourous et des varans géants sur le continent australien à l’arrivée d’Homo sapiens, l’extinction des grands mammifères des plaines américaines, il y a 10 000 à 15 000 ans, etc. Mais ce n’est pas comparable à ce qui se passe aujourd’hui.

Le monde sauvage s’effondre sous nos yeux à une vitesse et à une échelle sans précédent : tous les continents sont touchés, comme tout ce qui compose la nature : les végétaux, les insectes, les vertébrés, etc. Nous martyrisons le vivant, sans nous rendre compte qu’en agissant ainsi, nous nous détruisons nous-mêmes.

Pourquoi ? Quels sont les liens qui nous unissent à la sphère sauvage ?

V. M : D’abord, parce que les principes qui détruisent la vie autour de nous sont également mortifères pour les humains. Prenez l’alimentation. Ce que nous mangeons nous rend malades car l’agriculture s’est muée en une industrie dont la production standardisée repose sur l’utilisation massive de pesticides, donc une forme de biocide.

On tue la nature pour se nourrir. Non seulement cela nous empoisonne, mais cela épuise les sols, sans même garantir un revenu décent aux agriculteurs… On le voit, détruire le vivant ne répond à aucune rationalité, même pas économique !

Quand de gigantesques projets miniers sont lancés, nous saccageons de façon irrémédiable des joyaux de la planète pour des rendements très éphémères, souvent à dix, quinze ans ! Le rapport bénéfices-pertes est si déséquilibré que cela en devient absurde. Sans parler des autres conséquences.

Quelles sont-elles ?

V. M : Les projets ayant un gros impact sur la biodiversité sont souvent très destructeurs pour les sociétés humaines elles-mêmes, les cultures locales, le bien-être, le lien social, etc. Il existe une convergence des processus de destruction. D’ailleurs, lorsqu’un projet de méga mine se profile, comme celui de Montagne d’or en Guyane, les populations locales n’en veulent pas car elles en sont les premières victimes.

On pourrait aussi évoquer les ravages de la culture de l’huile de palme en Asie du Sud-Est. Là encore, on ruine tout : une biodiversité extraordinaire – les orangs-outans sont déjà une espèce virtuellement éteinte –, des communautés humaines, des cultures ancestrales… Et pourquoi le faisons-nous ? Pour un produit dont l’utilisation – dans les agrocarburants, l’alimentation industrielle, etc. – apporte un bénéfice dérisoire.

Dans votre livre, vous dites que la préservation du sauvage ne doit pas se cantonner à la défense des seuls intérêts humains…

V. M : Nous avons une responsabilité morale vis-à-vis du monde sauvage, indépendamment de ce que sa protection nous apporte. Il en va du respect pour les autres formes de vie, pour l’histoire du vivant qui nous a faits.

Cette humilité nous est aussi bénéfique. Elle nous apprend beaucoup sur notre rapport aux autres êtres humains comme à nous-mêmes. Elle nous pousse à sortir des logiques de domination et d’appropriation pour aller vers de nouvelles formes de relations, un champ d’émerveillement extraordinaire, étranger à tout contrôle.

Là encore, le rapport au monde sauvage nous est donc vital…

V. M : Le sauvage est l’autre face de nous-mêmes. Car on ne peut pas penser l’identité sans penser simultanément l’altérité. Or la nature sauvage, indocile, est l’altérité la plus radicale et la plus irréductible qui soit, c’est cette vie sans aucun égard pour nos désirs ou nos besoins, en un mot, une vie hors de nous, et qui nous est pourtant indispensable.

Comment lui redonner sa juste place et stopper la dégradation massive actuelle ?

V. M : Il faut, à mon sens, une réflexion radicale sur le capitalisme et la société de consommation. Autrement dit, on ne pourra pas maintenir des conditions de vie décentes pour nous-mêmes, les générations à venir et le reste du vivant si on ne se défait pas des modes de production et de consommation actuels. Nous n’avons pas d’autre planète, comme le rappelle régulièrement le WWF.

Or, pour changer de voie, un plaidoyer pour la nature sauvage ne suffit pas… Il faudra s’appuyer sur toutes les sources d’inspiration possibles, le respect de la nature, bien sûr, mais aussi la justice sociale, le féminisme, la défense de la diversité culturelle, etc. La bonne nouvelle, si nous parvenons à sortir de cette folie destructrice, c’est que la nature a une capacité stupéfiante à se régénérer.

Pouvez-vous nous en donner quelques illustrations ?

V. M : En France, on l’a vu avec le retour de la loutre et du castor mais aussi celui des grands prédateurs ou des vautours. Quand on protège une espèce, qu’on restaure un habitat, qu’on renaturalise des cours d’eau, les résultats sont assez rapides et souvent spectaculaires. Stéphane Durand et Gilbert Cochet en montrent des exemples saisissants dans leur livre Ré-ensauvageons la France (2) J’espère que de tels succès vont progressivement se généraliser.

(1) Virginie Maris, chercheuse en philosophie de l’environnement au Cefe (Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive – CNRS). Dernier ouvrage paru : La part sauvage du monde, Seuil, collection Anthropocène, 272 p., 19 €.

(2) Avril 2018, Actes sud