Célébrer les morts en novembre 1918

Comme un symbole quasi-céleste, sorte d’augure du XXe siècle, la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1918 est marquée par une tempête qui, dans le cimetière de Lorient, dans le Morbihan, « a dépouillé les grands arbres du champ de repos de leurs feuilles jaunies qui viennent mêler leurs tons d’or à ceux des chrysanthèmes multicolores dont sont ornés les tombes »1. Dans cette ville comme ailleurs en Bretagne, on se prépare à honorer les morts à l’occasion de la Toussaint, même si comme chacun sait la fête des défunts est le 2 novembre et non pas le 1er. Il est vrai qu’en pleine Grande Guerre, après des années de conflit et un retour au mouvement qui n’est pas sans alourdir sur le champ de bataille les pertes, cette commémoration est d’une certaine actualité. A Rennes, par exemple, on enregistre 459 décès pour le seul mois d’octobre 1918 contre 122 naissances, chiffre qui dit aussi la violence de l’épidémie de grippe espagnole qui sévit à cette période2. Partout ou presque, la Toussaint 1918 est l’occasion d’une ferveur religieuse qui dit le poids du deuil de guerre. A Vannes, dans le Morbihan, l’évêque, Mgr Gouraud, prend ainsi la tête de la procession qui se rend au cimetière de la ville pour rendre hommage « à nos morts en général et en particulier à nos héroïques soldats tombés au champ d’honneur »3.

Carte postale. Collection particulière.

Sans surprise, la presse bretonne regorge d’évocations de manifestations destinées à honorer les morts en ce tout début du mois de novembre 1918, alors que la victoire semble se profiler. A Dinan, c’est une délégation du 47e régiment d’infanterie – unité casernant pourtant à Saint-Malo – qui honore de sa présence la cérémonie organisée par la Mairie avec le Souvenir français4. A Lannion, le sous-préfet prononce « un beau discours patriotique qui fit couler bien des larmes »5. A Brest, on prend bien soin de faire en sorte que les sépultures des morts pour la France soient ornées de fleurs, dans la mesure cependant où la maigre récolte de cette année le permettait croit bon de préciser La Dépêche6.

Si elle est une indéniable manifestation du deuil, cette célébration des morts est aussi le moment d’une énième remobilisation des consciences. N’hésitant pas à recycler les canons patriotiques, même les plus éculés, de la culture de guerre, Georges Loire en appelle dans l’Union morbihannaise à « la voix des tombes » et affirme :
« Sur tous les champs de bataille qui ont ensanglanté l’Europe du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, on pourrait élever aussi des stèles à l’honneur de toutes les vaillantes victimes des armées alliées , tombés depuis 51 mois, pour la plus sainte, pour la plus belle des causes, pour obéir aux préceptes sacrés de la Civilisation, du Droit, de la Justice, aux lois justes et imprescriptibles qui président à la création des patries, à leur prospérité, à leur indépendance, à leur unité. »7

Mais le rituel dit aussi les tensions qui parcourent la société bretonne d’alors, épuisée par des années d’un conflit interminable. En première page de L’Ouest-Maritime, Guy d’Abzac interpelle directement ces « gens des villes que la guerre ne touche pas ou n’a pas l’air de toucher » et leur demande d’interrompre « au moins le bruit de [leur] joyeuse activité ». Aux « négociants que la guerre a enrichis d’un seul coup », il enjoint d’arrêter « aujourd’hui la trépidation de [leurs] luxueuses limousines ». Et comme souvent en semblables circonstances, le sentiment de relégation économique et sociale laisse rapidement la place à la xénophobie et l’écrivain breton de demander aux « Métèques » accusés d’envahir « notre France » de « parle[r] moins fort »8. Des propos qui, pour choquants qu’ils soient, n’en font pas moins écho aux tensions qui traversent alors la péninsule armoricaine.

Arrivée au cimetière de l'Est, à Rennes. Collection Musée de Bretagne: 993.0085.161.

A Rennes, les célébrations de la Toussaint et des morts mobilise une foule importante et L’Ouest-Eclair, constatant que « les tramways étaient littéralement pris d’assaut », rappelle que « c’est miracle qu’il n’y eut pas d’accidents ». La ferveur est réelle et au cimetière de l’Est, « le monument du Souvenir et les tombes de nos martyrs furent l’objet d’un pieux pèlerinage »9. Pourtant, tout le monde ne semble pas partager cette religiosité. En l’église Saint-Melaine, près du parc du Thabor, c’est le tronc de la quête qui est volé par un personnage indélicat… Un larcin qui dit tout autant le manque d’unanimité de la pratique religieuse que cette période éminemment troublée, qui annonce des jours certes sans combats mais non dénués de difficultés

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 « Au morts pour la Patrie », Le Nouvelliste du Morbihan, 3 novembre 1918, p. 2.

2 « Mouvement de la population », L’Ouest-Eclair, 19e année, n°2938, 4 novembre 1918, p. 3.

3 « L’hommage aux morts dans le Morbihan », L’Union morbihannaise, 1e année, n°46, 10 novembre 1918, p. 1.

4 Moniteur des Côtes-du-Nord, 9 novembre, p. 3.

5 Idem.

6 « Le pèlerinage du Souvenir français », La Dépêche de Brest, 32e année, n°12141, 1er novembre 1918, p. 2.

7 LOIRE, Georges, « La Voix des tombes », L’Union morbihannaise, 1e année, n°45, 3 novembre 1918, p. 1.

8 D’ABZAC, Guy, « Saluons nos morts », L’Ouest-Maritime, 2e année, n°99, 1er novembre 1918, p. 1.

9 « Les fêtes de la Toussaint », L’Ouest-Eclair, 19e année, n° 2936, 2 novembre 1918, p. 3.