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Arabie saoudite : derrière le faux réformateur MBS, des femmes qui valent toujours "moins que rien"
C'est l'une des réformes de "MBS" : permettre aux femmes d'assister à des matches dans un stade. Une réformette pour les féministes très menacées et qui demandent surtout la fin du tutorat.

Arabie saoudite : derrière le faux réformateur MBS, des femmes qui valent toujours "moins que rien"

Cri d'alarme

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Depuis l'assassinat de Jamal Khashoggi, les regards sont tournés vers l'Arabie saoudite. Le procès de la militante féministe Israa al-Ghomgham, contre qui la peine de mort a été requise, a débuté le 28 octobre tandis que d'autres activistes sont encore en prison. Récit d'un pays où les femmes ne sont qu'une "possession de l'homme".

"Quand le gouvernement a arrêté mes amis, j'ai décidé de partir ; j'avais peur d'être la prochaine", confie Frieda*. La Saoudienne de 35 ans s'est enfuie de son pays cet été, après que les vagues d'emprisonnement de militantes et militants pour les droits des femmes ont commencé. La première a eu lieu en mai, avec l'arrestation d'une dizaine de personnes. Parmi elles figurent deux proches de Frieda. L'emprisonnement d'une des connaissances de la trentenaire à la fin du mois de juillet l'a confortée dans son idée de quitter l'Arabie saoudite.

Si Frieda craint les représailles du gouvernement, c'est parce qu'elle est elle-même militante féministe. Déjà très active sur Twitter ces dernières années, elle a créé la web-radio Nswaya FM (Féministe FM) avec une dizaine d'autres femmes il y a presque quatre mois. L'objectif est de "lever le voile sur la situation des femmes en Arabie saoudite. Il y a toute une fausse propagande sur le fait qu'elles ont de plus en plus de droits : c'est un mensonge, leur vie n'a pas du tout changé", raconte Frieda.

La trentenaire fait référence aux mesures prises par Mohammed ben Salman – dit MBS – nommé prince héritier en juin 2017 par le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud. Effectivement, MBS, actuellement dans la ligne de mire des pays occidentaux pour son implication dans l'assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, cultive soigneusement son image de réformateur. Au cœur de son programme : l'autorisation de conduire pour les femmes – en vigueur depuis juin dernier – et d'entrer dans les stades, ainsi que la réouverture des salles de cinéma. "Ce ne sont que des mesures superficielles, fustige Frieda. On se fiche d'aller au cinéma – surtout que des films sont interdits aux femmes, comme ceux d'action par exemple – ce qu'on veut, c'est ne plus être enchainées par ce système de tutorat".

Une femme de 54 ans tutorée par son fils de 18 ans

Car, en Arabie saoudite, chaque femme dépend d'un tuteur qui prend ses décisions à sa place : elle ne peut pas étudier, travailler, ni même sortir de chez elle sans son accord. "C'est simple, les femmes qui ont un tuteur fermé d'esprit ne peuvent pas conduire ; donc cette autorisation du gouvernement, ce n'est que du vent", assure Frieda. Le tuteur en question ? Il peut s'agir du frère, du père, du mari… et parfois même du fils. Clarence Rodriguez, une journaliste française qui a vécu à Riyad de 2005 à l'année dernière, l'a constaté. "Je connais une femme de 54 ans dont le fils est devenu le tuteur à 18 ans : son père est décédé, donc il l'a remplacé", raconte l'auteure du livre Arabie saoudite 3.0.

L'autonomie des femmes se trouve ainsi au même niveau que leur existence légale ; il n'y en a pas. "J'étais sur le permis de travail de mon mari, donc je n'ai pas existé juridiquement pendant 12 ans, explique Clarence Rodriguez. C'est très humiliant comme situation ; quand on est une femme là-bas, on est considérée comme moins que rien". Comme le raconte la journaliste, derrière la loi, il y a le poids "terrible" de la famille qui pèse sur les épaules des femmes : une pression qui passe par la culture, la tradition, et la religion. "Le principe en Arabie saoudite, c'est que la femme est une chose que l'homme possède, assure Frieda. Si un tuteur enferme celle dont il est en charge dans sa chambre et qu'il l'y laisse pendant une semaine, il est dans son bon droit".

Battue pendant deux jours avec une barre en métal

La trentenaire, qui s'estime "plus chanceuse que d'autres femmes", a été battue par son père pendant deux jours avec une barre en métal, alors qu'elle avait 21 ans. Il avait appris qu'elle parlait à un garçon. "Après ça, je suis tombée en dépression car j'ai réalisé que j'étais coincée dans ce système, et j'ai tenté de me suicider, raconte Frieda. On m'a alors placée dans un institut psychiatrique, où on m'a fait 6 séances d'électrochocs sans mon consentement. En réalité, ce n'était pas moi qui étais folle, mais le système. Il blâme toujours les femmes : j'ai été battue, mais c'est moi qui ai été punie".

Des histoires similaires à la sienne, où les femmes sont victimes d'injustice, Frieda ne les compte plus : des femmes qui demandent le divorce et qui perdent la garde de leurs enfants en guise de "punition", d'autres qui se font battre, qui en parlent et sont envoyées dans des "centres de traitement, similaires à des prisons, 'pour leur propre sécurité'""Il faut raconter ce qu'il nous arrive, c'est comme ça que nous pourrons faire avancer les choses", martèle l'activiste.

"La population vit dans la peur"

Pour Frieda, l'assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi pourrait marquer un tournant. "Tous les yeux sont désormais rivés sur l'Arabie saoudite : on peut enfin faire changer l'opinion internationale en montrant que Mohammed Ben Salman n'est pas ce qu'il prétend", espère la trentenaire. Cette propulsion sur le devant de la scène internationale pourrait avoir un coût : que le prince héritier serre davantage la vis, afin d'éviter tout mouvement de contestation. C'est ce que craint Clarence Rodriguez.

"La population vit dans la peur. Il y avait pas mal d'espoir avec MBS ; maintenant c'est du désespoir, soupire la journaliste. Les femmes qui sont en prison aujourd'hui ont tellement cru à sa politique d'ouverture et de réformes qu'elles se sont laissées berner : elles étaient plus expressives, se cachaient moins, et au final on leur a fait payer".

La jeunesse, source d'espoir

Malgré ce sombre état des lieux, Clarence Rodriguez tente de rester optimiste : l'amélioration des conditions des femmes en Arabie saoudite passera par la jeunesse. "70 % de la population a moins de 30 ans ; c'est encourageant, estime la journaliste. Beaucoup partent étudier à l'étranger grâce à la bourse Abdallah y compris des femmes – parfois chaperonnées. Les jeunes que j'ai rencontrés m'ont tous dit qu'ils ne voulaient pas rester dans le pays dans lequel ils étudient, mais rentrer jouer un rôle important au sein du leur".

Frieda opine : les jeunes femmes veulent du changement, et l'expriment au travers de faux comptes Twitter. "Il y en a des milliers qui parlent en ce moment même, qui échangent leurs histoires, s'enthousiasme l'activiste. Quand j'avais 20 ans, j'étais le mouton noir : j'étais considérée comme une mauvaise fille pour vouloir que nos droits évoluent. Mais, aujourd'hui, les femmes s'expriment ; et ce n'est que le début".

* Le prénom de notre interlocutrice a été modifié pour préserver sa sécurité.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne