Pourquoi Françoise Hardy nous enchante toujours

Adulée de New York à Londres, par Edgar Morin comme par Bob Dylan, Françoise Hardy est, depuis un demi-siècle, la divinité discrète de la pop française. Les témoins de l’époque et les héritiers d’aujourd’hui se sont confiés à Marie-France Etchegoin pour partager avec nous cette étrange fascination.
Pourquoi Françoise Hardy nous enchante toujours
Jean-Marie Périer

Depuis des jours, j’emporte cette photo partout avec moi. Françoise Hardy a 22 ans, elle porte une robe virginale signée Paco Rabanne, ressemble à une Vénus androgyne en costume de guerrière érotique. Elle est sur le point de révolutionner la pop française, mais son regard dit qu’elle n’est dupe de rien. Il laisse percevoir... quoi ? un vertige ? un moment de bascule ? Je montre ce cliché de 1966 à Alain Souchon, à La Grande Sophie, à Juliette Armanet, à Clara Luciani : que lisez-vous dans ces yeux gris-vert ?

À l’hôtel Raphaël, je ne l’ai pas vue s’installer à la première table du bar, tout près de l’entrée. Je fixais encore la photo, ce mélange­ de détermination et de retrait au fond de ses pupilles, j’appréhendais cette rencontre. Comment parler à une icône ? Une icône n’est pas une idole. Une idole produit de l’adoration et, dans ce ridicule, les icônes ne tombent jamais. Une icône n’est pas non plus une star. Les stars, si l’on cherche bien, ont toujours des boursouflures pathétiques.

« Cette pluie, cette nuit, vous avez ­entendu ? » me demande-t-elle d’emblée, comme si nous reprenions le fil d’une conversation ­commencée il y a longtemps, comme si elle avait toujours été là, en arrière-fond de ma vie. Longiligne, tout de noir vêtue, mais comme illuminée de l’intérieur, elle a le même regard que sur la photo : pudique et discret, lointain et proche, présent et ­absent. Il y a, sous sa frange couleur neige, ce que chacun peut voir et ce qu’elle veut bien montrer : une grâce désabusée, une modernité indocile, et la preuve que tout cela peut survivre sans l’aide de la chirurgie esthétique.

« Ah oui, cette photo... Les carrés de plastique me grattaient terriblement le dos, lance-t-elle dès que le portrait est posé sur la table. C’était en Égypte. J’avais pris un coup de soleil, en plus. » Elle rit. Françoise Hardy rit beaucoup, « et surtout d’elle-même », m’a prévenu Étienne Daho, l’un de ses plus proches amis. Dans ses textes, elle traque les subtils tressautements de l’âme, les sentiments évanescents, mais, dans la vie, elle peut être très prosaïque. « Elle fait tout pour se désiconiser », s’amuse Daho.

Le dos qui gratte, donc... Paco Rabanne avait confectionné la tenue façon Barbarella à la pince et au chalumeau – ce n’est pas pour rien qu’on le surnomme alors « le métallurgiste de la mode ». Quelque mois plus tôt, en février 1996, le couturier espagnol a présenté à l’hôtel George-V « douze robes expérimentales et impor­tables en matériaux contemporains ». Le modèle shooté au bord de la mer Rouge est découpé dans un celluloïd incombustible inventé par Rhône-Poulenc (d’où son nom : le Rhodoïd). Toute une époque. La foi dans le progrès, les Trente Glorieuses, Pompidou, les chanteurs yéyé et Françoise Hardy. À son apogée. « Au sommet du chic dans la variété française », se souvient Alain Souchon. Et surtout au paroxysme de sa notoriété à l’étranger. De l’Italie à l’Allemagne, du Gabon à l’Afrique du Sud, du Brésil aux États-Unis. En Angleterre, n’en parlons pas : le portrait de « miss Rhodoïd » est punaisé sur tous les murs de Chelsea. Le Swinging London se pâme devant elle.

Un manteau de protection

Un an plus tôt, en juin 1965, elle a chanté dans le temple de la pop, le cabaret de l’hôtel Savoy, en tunique et pantalon immaculés Courrèges. Elle est l’une des rares artistes de l’époque à composer ses textes et ses musiques. Mélo­pées feutrées qui ont traversé le temps : Mon amie la rose, Dans le monde entier, La nuit est sur la ville. « Voix presque blanche, ne s’écoutant pas chanter, jamais dans la performance », note la jeune Clara Luciani qui me confie rechercher « la même justesse ». « Art de la ballade et des amours malheureuses », ajoute Juliette Armanet qui y a aussi puisé son inspiration. « Exactitude des émotions », résume La Grande Sophie qui entretient une correspondance régulière depuis dix ans avec la grande Françoise. Et ligne esthétique inimitable en bottes à lacets ou en minijupe qu’elle est l’une des toutes premières à oser porter.

« Mes chansonnettes, m’explique pourtant Françoise Hardy, avaient peu d’intérêt comparées à la production anglo-saxonne. J’ai donc pris à cœur de bien m’habiller chaque fois que j’allais à Londres ou à New York. J’étais surtout une ambassadrice de la mode. » On croirait entendre une ancienne Miss France racontant ses missions à l’étranger pour défendre l’indus­trie textile hexagonale. Des chansonnettes, ses mélodies ? Le dandy new wave Morrissey, leader des Smiths et figure du rock alternatif anglais, a avoué les avoir « adorées » au point d’en être « obnubilé ». Le réalisateur américain Wes Anderson a été si troublé par *Le Temps de l’amour (*1962- que ce titre est à l’honneur dans Moonrise Kingdom. « J’ai écrit cette partie du film exprès pour cette chanson qui m’a inspiré une scène entière, me précise aujour­d’hui le cinéaste. Tout chez Françoise Hardy – sa voix, sa ­musique­, la mélancolie de ses textes – déclenche instantanément un état de rêverie qui vous transporte. » Bob Dylan lui-même a cédé à la magie. Pour la pochette de son cinquième album Bringing It All Back Home sorti en 1965, il pose (dans la version originale, la photo sera ensuite recadrée) avec un disque de Tous les garçons et les filles à ses pieds. « Pfff », fait l’icône qui en a assez qu’on la bassine avec ce tube : « Tout est joué sur la même note : ta ta-ta-ta... Pas compliqué. Paul Anka avait déjà très joliment chanté I’m Just a Lonely Boy et les Everly Brothers – ma référence majeure – So Sad. »

La modestie de lady H est une inépuisable source d’éton­nement. Le musicien Bertrand Burgalat se souvient l’avoir vue, à la fin des années 1990, nourrir des complexes devant des chanteuses dont il préfère taire le nom : « Dans sa chambre, qui ressemblait à celle d’une étudiante attardée, il y avait deux baffles sur l’armoire et elle écoutait avec enthousiasme des trucs qui ne lui arrivaient pas à la cheville. En même temps, vis-à-vis d’elle-même, elle est d’une exigence absolue. » Hardy la compliquée. Dans Le Déses­poir des singes... et autres bagatelles (Robert Laffont, 2008), elle explore les méandres de son tempérament en racontant ­notamment­ les affres de sa légendaire introversion dans le Londres de 1966. À l’époque, comme elle ne peut rien avaler avant ses concerts et qu’il lui faut bien se nourrir, elle dîne dans les discothèques. Avec Paul McCartney, George Harrison. Ou avec les Stones, mi-planant mi-survoltés, alors qu’elle « ignore l’existence des drogues, dures ou douces ». Brian Jones la poursuit jusqu’à son hôtel. Elle ne comprend pas pourquoi elle leur plaît tant. « Elle représentait le summum de la pin-up, dira plus tard Malcolm McLaren, le manager des New York Dolls, puis des Sex Pistols. John Lennon aurait aimé l’avoir pour fiancée. » David Bowie aussi – il le confessera en 2003 : « Très longtemps, j’ai été passionnément amoureux d’elle. » Mick Jagger, lui, n’a pas attendu pour déclarer sa flamme : « Françoise est mon idéal féminin », confie-t-il dès 1966 à Salut les copains. Un demi-siècle plus tard, la muse balaie le compliment d’un haus­sement de sourcil : « J’avais un physique ingrat. » Pardon ?

Elle pratique l’autodénigrement avec une telle constance qu’on en vient à se demander si ce n’est pas du chiqué. « La mode était aux rondeurs, aux robes à décolleté en vichy rose que Brigitte Bardot portait avec une grâce infinie, détaille-t-elle. Sur moi, c’était risible. Sylvie [Vartan] et Sheila aussi étaient ­osseuses, mais moins que moi. Sans doute parce que nous avons été conçues sous l’Occupation. » Rires. « Ma grand-mère, une femme particulièrement névrosée, m’avait mis dans la tête que j’étais plus laide que la moyenne. Ma chance est d’avoir fini par correspondre aux lignes plus épurées des nouveaux couturiers. » Évidemment. « Je me revois à Sciences Po avec mon petit imper en popeline bleu ciel et des chaussures jaunes d’une laideur... Vous imaginez ? Dans ce milieu ? Ma première prise de conscience du fossé entre les classes sociales. Je suis partie en courant au bout d’un mois. » D’autres images lui reviennent : « Après, à mes débuts, une habilleuse m’a affublée d’une robe en crêpe transparente. Horrible, avec mes bras maigres, mon mètre soixante-douze hors norme pour une fille à l’époque... Cela dit, ma mère mesurait 1 m 78. Elle ne le disait pas. Elle en avait honte. Moi aussi, j’ai vécu avec la honte : honte du milieu d’où je venais, honte de ne pas avoir un père à la maison, honte de mon corps... Aujourd’hui encore, j’ai du mal à enlever mon manteau ; je le garde sur moi en protection. » Pourtant, dès l’âge de 20 ans, elle prend la pose en minijupe ou en cuissarde. « À cause de Jean-Marie », dit-elle.

My fair lady H

Jean-Marie Périer, son premier fiancé, le seul qui a vraiment compté avant Jacques Dutronc. Il est le photographe d’un magazine adossé à une émission sur Europe 1, tous deux incontournables pour qui veut percer dans la chanson à l’époque : Salut les copains. Périer, dit « l’œil », est partout, il met en scène la nouvelle génération, de Johnny à Cloclo. C’est lui qui fait, au bord de la mer Rouge, le sublime et intrigant portrait de Françoise dans son écrin de Rhodoïd. Il l’a rencontrée quatre ans plus tôt, en 1962, quand elle n’était encore qu’une jeune fille sage en pantalon corsaire et ballerines. Il a frappé à la porte du deux-pièces du IXe arrondissement où elle vivait en vase clos avec sa sœur et sa mère, aide comptable et surtout céli­ba­taire, une anomalie sociale en ce temps-là. « Françoise, cette longue chose, avec un air pas fini, qui ne sourit pas, et parle encore moins », comme il l’a écrit joliment dans Enfant gâté (XO Éditions, 2002). Elle venait d’écrire le gentillet Tous les garçons et les filles, son premier 45-tours, vendu à plus de deux millions d’exemplaires, et Jean-Marie n’avait reçu qu’une seule consigne : « Faire des photos qui vont déplaire aux parents. »

Peu à peu, il émancipe Françoise de ses allures d’écolière. Et très vite, il tombe fou amoureux d’elle, de son visage de sphinge, de ses moues sibyllines, de son corps longiligne. « Tu es la plus belle », lui répète-t-il à longueur de séances photo. Elle ne veut pas le croire. Que peut-il bien lui trouver ? Il a quatre ans de plus qu’elle. Sa vie est une fête perpétuelle. La nuit, son atelier rue du Faubourg-Saint-Honoré, enfumé par les volutes de ganja, ne dés­em­plit jamais. Fils d’Henri Salvador, adopté par l’acteur François Périer, le photographe baigne dans l’art, le luxe et la fantaisie depuis son enfance. Le monde de Françoise est celui de la prudence, de la gêne, de l’épargne, des fins de mois difficiles, du « un sous est un sou ». Il l’amène chez Castel ou à L’Élysée-Matignon, devient son pygmalion, l’aide à affirmer son style. Aujourd’hui, à 78 ans, toujours aussi virevoltant entre sa galerie à Paris et ses nouveaux projets de livres, il détaille avec drôlerie chacune de ses anecdotes. Sauf pour la photo de la mer Rouge.

« L’Égypte ? L’été 1966 ? Non, vraiment, je ne vois pas.
– Vous n’avez pas enregistré la date quelque part ?
– Oui mais tout a brûlé. »

Paco Rabanne, oui forcément, ça lui dit quelque chose : « Françoise est alors la coqueluche des couturiers les plus avant-gardistes. Elle n’avait déjà aucune conscience de sa beauté, mais moi, j’étais de plus en plus obsédé par son image. Peut-être parce qu’en créant cette vision factice, j’avais l’impression qu’elle n’appartenait qu’à moi. » Il boit une gorgée de vin : « J’aurais dû savoir qu’on n’invente personne. » Le 12 avril 1966, il la fait s’asseoir entre Antoine et Richard Anthony pour réaliser la « photo du siècle » – en poster central dans Salut les copains, avec les quarante-six vedettes dans le vent du moment : les yéyés. Périer le regrette encore. « Certes, se console-t-il, l’expression a été inven­tée par un grand penseur, Edgar Morin, à cause des ­gamins qui criaient “Yeah ! Yeah !” » Dans sa tribune, publiée dans Le Monde en juillet 1963, le philosophe jugeait la nouvelle génération « excel­lente », mais faisait déjà une place à part à l’« auteur-compositeur, interprète, (...) Françoise Hardy, qui mute toute prose en poésie, toute poésie en musique ». Périer acquiesce avec des airs de repenti : « C’est ma faute si Françoise a été estampillée yéyé, alors qu’elle valait mieux que ça. Si elle était sortie avec Jeanloup Sieff [esthète des portraits en noir et blanc], on l’aurait reconnue plus vite. » Ce à quoi la présumée victime répond : « Mais j’étais yéyé ! Pareille aux autres. Influencée comme eux par le rock et la pop des années 1950 et 1960. D’ailleurs, les chansons de Sylvie étaient plus belles que les miennes, grâce à son frère musicien qui lui faisait de magnifiques orchestrations alors que les miennes étaient nulles. » Évidemment. Son amie Sylvie, pense-t-elle aussi à l’époque, a tout ce qu’elle n’a pas, « le cran, l’art d’occuper la scène et surtout la féminité ». Comment Jean-Marie, qui la suit alors en tournée, pourrait-il résister aux charmes de la « ravis­sante » blonde ? Un jour, il la quittera pour une autre, elle en est sûre.

Une cotte de mailles à 450 francs

Le soir, elle s’enferme avec sa guitare dans les toilettes de sa chambre d’hôtel parce que l’acoustique y est meilleure. Quand elle retrouve son fiancé photographe, elle se sent gauche, triste, ennuyeuse, moche. Aujourd’hui encore, au Raphaël, c’est par un détour presque comique qu’elle finit par concéder que, peut-être, elle n’était pas si mal. « J’ai un fan flamand. Il m’a envoyé des archives d’émissions télé que je n’avais jamais regardées. C’est en me revoyant que je me suis dit que, oui, il se passait quelque chose à l’écran. Quand j’étais bien éclairée. » Soudain, elle demande, songeuse : « Vous êtes certaine que la photo en robe Paco Rabanne date de l’été 1966 ? Cette année-là, rien n’allait plus avec Jean-Marie et à la fin nous nous sommes séparés. Qu’en dit-il, lui ?
– Il n’en sait rien. »
Dans le beau livre qu’il a consacré à Hardy, le cliché est simplement classé dans la catégorie « sixties » tandis que, sur son site web officiel, la photo porte la mention « 1968 ». Au pif, sans doute. Ou comme pour mieux refouler un épisode douloureux. Mais soudain, moi aussi j’ai un doute. Au téléphone, une voix à l’accent belge me dit : « Donnez-moi un instant, tout est rangé par année. Françoise dit que je suis sa mémoire. Elle, c’est incroyable, elle n’a rien gardé ou presque. » En revanche, chez Erik, le « fan flamand » de Françoise, c’est la malle aux trésors. Il n’en a mis en ligne qu’une petite partie sur son blog erikdoorme.be. « Voilà, ça y est : j’ai trouvé Françoise dans la robe blanche, je vous l’envoie », annonce-t-il au bout de seu­lement dix minutes­. La photo, que je reçois par courriel, fait la couverture du magazine Elle. Numéro­ daté du 30 juin 1966. « Pour son photographe et fiancé attitré, explique le maga­zine, Françoise est un sphinx, avec des tristesses et des caprices­ imprévisibles. Alors, il l’a amenée en Égypte. » L’article précise aussi que l’armure en Rhodoïd n’est rien d’autre que « l’extraordinaire maillot de bain conçu par Paco Rabanne. Prix : 450 francs ». Ce détail avait échappé au fan, qui comme tout le monde, en tenait pour une robe. Il alerte aussitôt, par courriel, sa chanteuse préférée, laquelle lui répond avec son humour coutumier : « Il s’agit d’une minirobe. Un maillot de bain implique que le bas soit fermé, ce qui n’était pas du tout le cas en l’occurrence. Vous ne mettez pas de slip avec un maillot de bain, mais avec une minirobe, vous êtes bien obligée d’en porter un. »

Quelques semaines après sa triste escapade en Égypte, Françoise Hardy joue dans Grand Prix, une superproduction de la Metro-Goldwyn-Mayer consacrée à la Formule 1. Le réalisateur américain John Frankenheimer l’a absolument voulue au casting après l’avoir croisée dans une discothèque de Londres. Cinq interminables mois de tournage en extérieur tout au long des compétitions de la saison sur les circuits européens. L’appren­tie comédienne – qui ne fera plus jamais de cinéma tant elle a détesté cette expérience – souffre en silence de ses « répliques insipides qui se comptent sur les doigts de la main ». Heureusement, il y a Yves Montand qui tient le rôle principal, « si chaleureux, si drôle ». Quand il n’est pas là, elle traîne son mal-être en pensant à Jean-Marie Périer avec lequel elle est en train de rompre. Frankenheimer veut toujours l’avoir à disposition et ne lui donne qu’in extremis l’autorisation de faire un aller et retour pour aller écouter à l’Olympia Bob Dylan qu’elle adore. Le soir du concert, à l’entracte, quelqu’un vient lui murmurer à l’oreille : « Mr Dylan ne reviendra pour la deuxième partie que si vous allez le voir dans sa loge. » Elle s’exécute – comment faire autrement ? – et se retrouve face à « un zombie, épuisé, effrayant de maigreur ». « À côté de lui, j’étais obèse », dit-elle. À la fin du spectacle, elle suit Hugues Aufray, Johnny et tous ceux que le grand Bob a invités dans sa suite du George-V. Dylan reste enfermé dans sa chambre, puis entrouvre sa porte « pour Françoise ». Il lui fait écouter deux chansons qui ne sont pas encore sorties en France : Just Like a Woman et I Want You. L’idée que le génie du folk-rock puisse lui envoyer un message l’effleure à peine. « J’ai réalisé seulement il y a un an qu’il faisait une sorte de fixation romantique sur moi grâce à des lettres qu’il m’a écrites sans jamais les mettre à la poste. » Et qui lui sont finalement parvenues tout récemment grâce à des amis américains. Toutes ces missives sont inédites. On brûle de les lire. « Ah non ! s’écrie-t-elle. Déjà, je vous en ai parlé. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ces lettres étaient assez confuses. À le lire, je l’aurais obligé à accepter le fait qu’il soit chanteur. »

Sous les pavés, les diams

À l’hiver 1966, Françoise Hardy sombre dans une insondable dépression. Envie de rien, juste de pleurer. Depuis ses premiers pas dans la chanson, quatre ans plus tôt, il s’est passé tellement de choses. Trop. Elle vient de fêter ses 22 ans, elle est adulée du Village à Chelsea, elle est en voie de starification, en passe de devenir une idole. Jamais on ne l’a vue aussi glamour – et sans doute aussi triste – que sur la photo égyptienne. Est-ce qu’il va lui falloir maintenant apprendre à jouer avec le « sex-appeal » ? Si elle le pouvait, elle enverrait tout balader. Les contraintes de la promotion la dégoûtent. Elle préfère lire et converser avec ses amis Emmanuel Berl, Patrick Modiano ou Salvador Dalí. Sa phobie de l’avion la met à la torture. Ses problèmes digestifs l’obligent à emporter des petits pots pour bébé chaque fois qu’elle prend le train. En public, le trac la prend à la gorge. À la fin de l’année 1966, elle écluse son blues dans les boîtes à la mode en compagnie d’autres célibataires, dont un certain Jacques Dutronc. « Cheveux rasés, peau boutonneuse, énormes lunettes », c’est ainsi qu’il lui était apparu la première fois qu’elle l’avait vu. Il revenait de son service militaire et travaillait comme assistant de directeur artistique. Maintenant, il est en haut de l’affiche avec le tube de l’été Et moi, et moi, et moi. Et elle succombe à ses yeux bleu pâle. Derrière son « allure énigmatique » se cache, elle le sent, une « grande sensibilité ». Jacques, le voyou au cœur tendre qui vit encore chez sa mère avec un guépard apprivoisé. Dutronc, le mufle qui préfère les soirées entre potes aux dîners aux chandelles et que le mariage (en 1981, « pour des raisons fiscales », a toujours dit le couple) n’assagira jamais. Dans son lit, il mettra des midinettes ou des stars comme Romy Schneider, mais au panthéon des sentiments, Françoise les éclipsera toutes. Depuis leur séparation en 1987, lui habite en Corse en compagnie de son ancienne maquilleuse, elle à Paris. Mais ils n’ont jamais divorcé. « Il faut qu’il meure avant moi », dit-elle désormais. Elle ne peut exister sans « l’homme de sa vie » même si elle reconnaît avoir passé seulement « quelques semaines idylliques » avec lui : au printemps 1968. Parce que la révolution n’est pas leur tasse de thé, ils vont se réfugier en Corse, affichant un souverain désintérêt pour les événements. Le 15 mai, malgré tout, alors que des manifestants prennent d’assaut le théâtre de l’Odéon, Françoise Hardy revient à Paris pour... l’inauguration de l’Exposition internationale de diamants dans une nouvelle création de Paco Rabanne, « la minirobe la plus chère du monde ». Tout en or incrustée de brillants à plusieurs carats. C’est aussi dans une combinaison métallique signée de l’Espagnol qu’elle donne cette année-là un nouveau concert à Londres où elle est plus que jamais « the toast of the town ». La cotte de mailles de Paco pèse seize kilos, une prison d’acier qui entrave chacun de ses mouvements. C’est son dernier show. Elle ne remontera plus jamais sur scène.

« Elle a jeté toutes ses tenues Paco Rabanne, me confie Étienne Daho. Elle s’est débarrassée de ces oripeaux. » Ce qu’on lit dans son regard quand elle joue les Barbarella pour Périer en Égypte ? « Elle sait déjà qu’elle ne sera pas cette femme-là et qu’elle va emprunter un autre chemin. Celui qui l’a menée jusqu’à nous aujourd’hui. » Cinquante-cinq ans de carrière, vingt-huit albums, dont le dernier Personne d’autre, énième décla­ra­tion d’amour à Dutronc, en avril 2018. « Cette photo, dit encore Daho, est celle d’une rupture annoncée et d’une liberté retrouvée. » Hardy sans maquillage, sans robes à paillettes, sans artifice. Il y aura une nouvelle coupe de cheveux, courte, au début des années 1980, « histoire de voir si Jacques s’en apercevrait ». Il y aura d’autres appels au secours jamais entendus, la tentation de se taire à jamais, des périodes de creux, des grands retours, comme en 1996 avec Le Danger. Il y aura de la joie aussi avec son fils adoré, Thomas, des moments cocasses lors l’enregistrement, en 2006, de Parenthèses, un album de douze duos, dont un avec Alain Delon qui disait, tétanisé : « Mais je ne sais pas chanter ! » « Elle lui envoyait­ de grandes tapes pour qu’il suive le rythme, raconte le producteur et ingénieur du son Dominique Blanc-Francard. Et à Dutronc, elle disait : “Reprenons ce couplet, mon cher futur veuf.” » Il y aura des émissions et des ouvrages consacrés à l’astro­lo­gie, l’un de ses dadas, tout autant que les mystères de l’inconscient. « Récemment, dit-elle, alors que je somnolais devant ma télé, j’ai eu une apparition : Paco Rabanne dans le coin de ma chambre. » Retour du refoulé ? « Elle croit comme moi aux âmes sœurs et aux vies antérieures », m’assure comme en écho sa copine Sheila. Il y aura de formidables essais autobiographiques, « confirmant ses talents d’écrivain », dit son éditeur Olivier Frébourg (Les Équateurs). Il y aura enfin le cancer contre lequel elle lutte dès 2004 et qui a failli l’emporter en 2015, son dernier album étant celui d’une miraculeuse résurrection avec un titre, Le Large, écrit par La Grande Sophie, où elle affronte à sa manière, c’est-à-dire élégamment, l’idée de la mort.

Sous les dorures du Raphaël, elle persiste : « Je n’ai rien révolutionné dans la chanson, contrairement à Jacques [Dutronc] ou à Véronique [Sanson]... » Elle réfléchit un instant puis lâche : « ...ce qui est logique puisque j’ai pour unique critère, cela vous paraître prétentieux, l’intemporalité. » Ce sera sa seule concession – et encore, avec des excuses – à la vanité. Et peut-être sa plus profonde vérité.

Cet article est paru dans le numéro 60 (Août 2018) de Vanity Fair France

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