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Les abeilles et les hommes: une si vieille histoire

CHRONIQUE. Dans les «Géorgiques», Virgile évoque le mythe du berger Aristée, dont les abeilles meurent après qu’il a provoqué la mort d’Eurydice, l’amante d’Orphée. Le poète mettait déjà en garde contre la fragilité du pacte conclu entre l’homme et la nature

L'élevage des abeilles selon le «Tacuinum sanitatis», manuel du XIVe siècle. — © Wikicommon
L'élevage des abeilles selon le «Tacuinum sanitatis», manuel du XIVe siècle. — © Wikicommon

Les abeilles meurent, paraît-il, et ça commence à inquiéter. Entre un quart et un tiers de la population présente en Europe aurait ainsi disparu au cours des dix dernières années, avec des conséquences incalculables pour la survie des espèces végétales qui en sont largement tributaires. C’est donc l’humanité elle-même qui est au bout du compte menacée, comme si son destin était lié à celui de ce drôle d’insecte. Il faut dire que ce n’est pas tout à fait faux.

A lire l’énumération des facteurs mis en cause dans l’extinction programmée des abeilles, on se retrouve face au miroir exact et implacable des activités humaines telles qu’elles se sont développées depuis un demi-siècle: usage de pesticides, maximisation du rendement agricole, bouleversement des biosystèmes, transfert d’espèces d’un territoire à l’autre. Le portrait qui en ressort n’est pas flatteur.

Menace pour la survie de l’espèce humaine

Avec toutes ses ambitions, notre espèce se découvre soudain dans un rapport d’étroite dépendance à l’égard d’une autre, en apparence bien plus modeste, comme si les hiérarchies imaginaires se réajustaient d’elles-mêmes. L’homme est réexpédié dans le milieu naturel qui est le sien depuis des siècles et qu’il croyait parfaitement maîtriser. Pire, loin de s’en être émancipé, sa propre survie est désormais menacée par les transformations qu’il lui a fait subir. Or, la disparition des abeilles n’est pas une peur nouvelle.

Au livre IV des Géorgiques (26 av. J.-C.), Virgile raconte comment le berger Aristée, voyant mourir les siennes une à une, sombra dans le désespoir. Sur le conseil de sa mère, une nymphe, il contraint le dieu marin Protée à lui révéler la cause de leur extinction: Aristée paie de cette manière la mort d’Eurydice, l’amante d’Orphée, qui s’était fait mordre par un serpent en s’enfuyant pour échapper aux avances du berger. Il offre alors un sacrifice d’expiation destiné à apaiser les mânes du couple dont il a provoqué la mort malgré lui: une nuée d’abeilles s’élève soudain du sang des animaux à peine égorgés.

Les ruches, symbole de la civilisation

Le mythe qui sert de conclusion aux Géorgiques, poème qui exalte les activités agricoles de l’homme, prend une dimension symbolique. La figure d’Aristée est une ancienne divinité agreste du bassin méditerranéen, qui passe pour avoir appris aux hommes à cultiver l’olivier, cailler le lait et élever les abeilles. Avec la disparition de ses ruches, c’est un peu la civilisation qui meurt, dont elles constituent à la fois une image idéale et un acquis fondamental, l’un des plus anciens qui soit.

Virgile termine donc son poème sur une sorte de mise en garde: les différentes cultures qu’il vient de retracer, grâce auxquelles l’homme a appris à jouir de son environnement, sont des processus fragiles, qui pourraient un jour prendre fin, par la faute de ce dernier. Aristée a encore des dieux auxquels il peut demander de lui venir en aide. Ils lui enseignent un rituel devenu une pratique courante chez les apiculteurs, mais auquel l’auteur des Géorgiques ne croit vraisemblablement plus, faisant confiance par contre au pacte conclu entre l’homme et le vivant. Pouvait-il imaginer que celui-ci risquerait un jour de se rompre?

Extrait

«Mais si l’espèce tout entière vient à manquer soudain, sans qu’on ait de quoi reproduire une nouvelle lignée, il est temps d’exposer la mémorable découverte du maître d’Arcadie, et d’expliquer comment le sang corrompu de jeunes taureaux immolés a souvent produit des abeilles. Je vais, remontant assez haut, conter depuis son origine première toute la légende. […] On cherche un veau, dont le front de deux ans porte déjà des cornes en croissant; on lui bouche, malgré sa résistance, les deux naseaux et l’orifice de la respiration, et quand il est tombé sous les coups, on lui meurtrit les viscères pour les désagréger sans abîmer la peau. On l’abandonne en cet état dans l’enclos, en disposant sous lui des bouts de branches, du thym et des daphnés frais. […] Cependant le liquide s’est attiédi dans les os tendres et il fermente, et l’on peut voir alors des êtres aux formes étranges: d’abord sans pieds, ils font bientôt siffler leurs ailes, s’entremêlent, et s’élèvent de plus en plus dans l’air léger, jusqu’au moment où ils prennent leur vol, comme la pluie que répandent les nuages en été, ou comme ces flèches que lance le nerf de l’arc, quand d’aventure les Parthes légers se mettent à livrer combat.»

(Virgile, «Géorgiques», trad. M. Rat, Garnier, 1932)